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Luisa Miller, une partition trop négligée

Après La Battaglia di Legnano, son dernier grand opéra épique, Verdi semble avoir pris conscience d'une certaine usure de ses formules théâtrales, persuadé, si l'on en croit sa correspondance, que les temps nouveaux appelaient une expression lyrique nouvelle.

Cette expression nouvelle, le public devait en percevoir les échos dès l'opéra suivant, Luisa Miller (création au San Carlo de Naples, le 8 décembre 1849), dont le livret est fondé sur la pièce de Schiller, Kabale und Liebe. L'action se déroule dans un village tyrolien ; la jeune Luisa aime Rodolfo, mais sacrifie cet amour pour sauver la vie de son père menacée par les manœuvres de l'abominable Wurm. Finalement, ce dernier tombera sous les coups de Rodolfo, mais les deux amants, s'étant administrés une dose fatale de poison, meurent sous les yeux horrifiés de leurs parents. Heureux théâtre du XIXe siècle qui tuait sans remords tous ses protagonistes, s'interdisant de la sorte la calamité de « suites » aussi juteuses commercialement que dramatiquement ineptes !

De Luisa Miller, le premier public salua, non sans raison, l'ouverture et le finale de l'acte I, ainsi que le dramatique trio du dernier acte. Cependant la postérité n'a qu'incomplètement ratifié ce jugement, plaçant au faîte de l'ouvrage la merveilleuse aria de Rodolfo, « Quando le sere al placido » (acte II). En cette page, il est vrai que le compositeur touche au sommet de son art ; ses fidèles purent d'ailleurs le croire parvenu à l'apogée de sa carrière, d'autant plus que sa contribution suivante, Stiffelio (Trieste, novembre 1850 – opéra ensuite remanié sous le titre de Aroldo), qui se déroule dans un cadre bourgeois, ne saurait prétendre, en dépit de ses évidentes qualités et de la beauté du rôle principal, au statut de chef-d'œuvre. Tournant le dos au genre épique, la magnifique partition de Luisa Miller inaugure brillamment la « seconde manière » du compositeur ; mais, c'est là son vrai et seul handicap, elle sera presque complètement éclipsée par le prodigieux triptyque assurant, à partir du 11 mars 1851, l'immortalité de Verdi : Rigoletto, Il Trovatore et La Traviata.

En affichant Luisa à son programme, le théâtre de la Fenice n'a donc pas seulement rendu justice à une grande page injustement négligée, il a aussi rappelé aux amateurs soucieux de posséder une vision cohérente de l'histoire lyrique la nécessité de ne pas s'en tenir aux réussites éprouvées. D'autant plus que la distribution s'est globalement montrée à la hauteur de la tâche qui lui était impartie (on ne saluera jamais assez le mérite des interprètes s'astreignant à travailler, jusqu'à leur parfaite maîtrise, des rôles dont ils savent pourtant la rareté scénique). Ce juste hommage rendu, il serait cependant déraisonnable et inconséquent de décerner un équitable satisfecit à tous les protagonistes de cette belle soirée. Le rôle-titre ne figure certes pas parmi les plus faciles du répertoire ; mais de là à justifier l'absence chez l'altière Darina Takova d'un véritable registre aigu, la faiblesse de son intensité et l'approximation de ses vocalises, il y a un écart qu'aucun critique objectif ne saurait s'autoriser. Il est juste aussi de reconnaître qu'après un départ laborieux qui fit craindre (ou espérer, pour les amateurs de catastrophes) le pire, notre prima donna ne cessa de s'améliorer jusqu'à atteindre un niveau très acceptable dans les derniers tableaux. Alors, préparation insuffisante, défaillance passagère, lassitude inopportune ? Attendons les futures prestations de notre déficiente héroïne pour mieux juger de son talent. Fatalité, l'autre grand rôle féminin, celui de la duchesse (Ursula Ferri), devait tomber sous le coup des mêmes reproches, l'insuffisance du registre aigu étant… criante !

Du côté des hommes, aucune réserve de cette nature, Damiano Salerno (Miller) ayant su faire valoir sa voix magnifique – à mi-chemin entre puissance expressive et souplesse lyrique – dans toutes ses interventions, cependant que l'évident charisme d' – voix profonde, allure seigneuriale – irradiait dès sa première apparition. Arutjun Kotchinian (Wurm) donnait pour sa part à voir, et à entendre, une canaille admirable, d'une rare complexité psychologique ; son physique de ministre, sa componction d'évêque, sa rigueur de colonel et sa séduction d'escroc en auraient fait le héros de la soirée sans la performance de Giuseppe Sabbatini, l'une de ces voix exceptionnelles que l'Italie sait régulièrement offrir aux publics du monde entier ; admirable chanteur, tragédien de premier ordre, le vaillant héros soulevait l'enthousiasme de la salle, le nôtre, et certainement celui de beaucoup de publics à venir.

Crédit photographique : © Michele Crosera

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