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Ataúlfo Argenta, ou le feu latin

En janvier 1951, le grand chef d'orchestre espagnol (1913-1958) grave pour la Columbia française El amor brujo (L'Amour Sorcier) de Manuel de Falla avec le mezzo-soprano Ana María Iriarte et l' (EMI « Great Conductors of the 20th Century » 5750972) : version culte faisant toujours office de référence de nos jours. Ce fut le début d'une carrière fulgurante qui s'étala sur cette seule décade des années 50, malheureusement interrompue net par le décès accidentel du chef dans son garage, par asphyxie au monoxyde de carbone… De fait, fulgurance est bien le mot adéquat pour qualifier les interprétations d', surtout dans le répertoire d'inspiration espagnole qui a la part belle dans cet album Decca.

Après des études musicales supérieures auprès d'Armand Marsick à Liège et de Carl Schuricht à Kassel, la carrière discographique d' – répartie d'une part en Espagne et de l'autre à Paris, Londres et Genève – démarre avec sa nomination en 1947 à la tête de l'Orchestre National d'Espagne dont il rehausse sensiblement le niveau artistique en un ensemble d'élite remarquablement discipliné. La Columbia espagnole, séparée de sa maison mère londonienne, fait alors appel à Decca pour aide technique en prise de son, en échange de l'autorisation pour Decca de publier sous son propre label les gravures Columbia d'Argenta hors d'Espagne. C'est l'époque où le chef dirige divers orchestres espagnols dans quantité de Zarzuelas populaires (avec comme solistes Ana María Iriarte, Teresa Berganza et Pilar Lorengar), mais surtout les Noches en los Jardines de España de de Falla avec le pianiste Gonzalo Soriano, le Concierto de Aranjuez de Rodrigo avec le guitariste Narciso Yepes, et l'opéra Goyescas de Granados avec notamment Consuelo Rubio et Ana María Iriarte.

Conscient de la haute valeur du chef espagnol et de son potentiel, le label Decca l'engage à son tour pour une série d'enregistrements, cette fois avec l', les Orchestres Philharmonique et Symphonique de Londres, et l' : ainsi les remarquables interprétations avec l'orchestre genevois impressionneront-elles suffisamment l'exigeant pour que celui-ci envisage très sérieusement Ataúlfo Argenta comme éventuel successeur à la tête de son , mais hélas le destin en décidera tout autrement…

Cet album de cinq CDs Decca contient donc l'intégralité de ces enregistrements hors d'Espagne, et c'est avec le plus grand plaisir que nous y retrouvons, comme artistes Decca légendaires, le pianiste (1926-1969) admirable dans les deux Concertos de Liszt, ainsi que le violoniste raffiné (1906-1991) qui adopte apparemment l'édition August Wilhelmj du Concerto pour violon de Tchaïkovsky, assez proche de celle de Leopold Auer que son disciple Jascha Heifetz a rendue populaire, tout en constatant que l'une et l'autre révèlent un premier mouvement qui étonnera plus d'un mélomane… et agacera sans aucun doute les puristes, car plutôt éloigné de la version originale habituellement exécutée de nos jours. De Liszt également, Argenta nous offre des lectures éblouissantes des Préludes et de la Faust-Symphonie dont on remarquera qu'il s'agit en l'occurrence de l'édition originale omettant en son Final soliste et chœur mystique, promesse de rédemption. Aucun chef jusqu'à l'orée des années 60 (Münch et Cluytens en tête) n'exécutait les deux reprises dans la Symphonie fantastique de Berlioz : il faut donc savoir gré à Argenta d'avoir été le premier à respecter celle de la Marche au supplice, en plus d'une vision globale passionnée mettant en vedette les sonorités si caractéristiques des vents de l'.

Toutefois Ataúlfo Argenta donne sa pleine mesure face aux pages espagnoles ou d'inspiration ibérique : ses interprétations d'Iberia d'Albéniz et des trois Danzas fantásticas de Turina n'ont jamais été approchées par quiconque, pas même par Ansermet qui les réenregistrera ensuite en stéréophonie. De même Decca n'eut aucune difficulté à convaincre Ansermet de céder son orchestre à son jeune collègue pour la primeur stéréophonique des Images pour orchestre de Claude Debussy, normalement chasse gardée du grand chef suisse qui les avait déjà gravées en monophonie pour les refaire bien après le décès d'Argenta en stéréo également ; à l'audition, on constate que le chef espagnol n'a pas à redouter la confrontation de son illustre collègue suisse, ajoutant même à son Iberia cette chaleur brûlante et cette ivresse sonore toutes latines que ce dernier ne pouvait nous communiquer.

Signalons pour terminer les charmantes Danses espagnoles de Moszkowski, œuvres sans prétention mais qui sous la baguette d'Ataúlfo Argenta sont tellement divertissantes et enthousiasmantes qu'aucun autre chef depuis n'a apparemment osé les enregistrer…

Maintenant, souhaitons que les « Original Masters » de Decca ne s'en tiennent évidemment pas là et publient un second volume Ataúlfo Argenta contenant non pas bien entendu toutes les Zarzuelas, mais au moins les gravures qu'au fil des ans, Decca nous a gratifié avec l'Orchestre National d'Espagne, à savoir au moins les Noches en los Jardines de España, le Concierto de Aranjuez et l'opéra Goyescas déjà cités.

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