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Cecilia Bartoli, extra-ordinaire dans Sémélé!

D'une porte monumentale, un tapis rouge traverse la pièce aux murs et sol bleu-nuit. Dans cette simplicité du décor () qui ne sera habillé que d'un lit immense ou de chaises alignées, reprend le spectacle qu'il avait brillamment montré en 1996 au Festival d'Aix-en-Provence.

L'histoire qu'il raconte reste fondamentalement la même. Sémélé, jeune femme insatisfaite, renonce à son mariage pour espérer gagner l'immortalité des Dieux. Pour se faire, elle séduit Jupiter au grand dam de sa femme Junon qui rusera pour faire échouer cet amour. Opposant le sérieux des humains à l'insouciance des dieux, propose la toute puissance céleste en caricaturant avec brio Junon sous la forme d'une hypothétique reine de la Blanche Albion avec son sac, ses lunettes et ses tenues de campagne d'une élégance douteuse et d'un Jupiter en Prince Consort, tristounet et séducteur. Dirigeant ses chanteurs avec talent, les éclairant superbement, le climat créé autour de cette farce olympienne concerne chacun des protagonistes qui, à l'aise dans des attitudes qui leur sont propres, potentialisent l'intrigue.

Au centre du récit : (Sémélé). Que peut-on encore dire d'elle ? Quels mots pour son art ? Quels superlatifs pour son talent ? Quelle expression pour ne pas tomber dans les formules galvaudées ? Parce qu'elle est plus qu'une chanteuse et plus qu'une actrice, elle mérite le qualificatif de : Extra-ordinaire. Littéralement. est une artiste, un être, une femme extra-ordinaire. On sait sa générosité artistique. On sait son jusqu'au-boutisme. On sait son sérieux, son intelligence, sa sensibilité, sa musicalité. On sait son bagage d'émotions et d'enthousiasme communicatifs. On sait le courant qu'elle fait passer par-delà la scène. On sait tout cela, mais, le miracle, l'inimaginable, l'extraordinaire se reproduit à chaque fois.

À Zurich, son investissement artistique, vocal et personnel dans cette Sémélé de Händel se révèle au-dessus de toutes attentes. Extra-ordinaire sa manière d'être, de donner, de se donner. Extra-ordinaire sa préparation à cette œuvre qu'elle chante dans un anglais parfaitement maîtrisé. Extra-ordinaire la dimension de son chant se situant bien au-delà de l'expression vocale. Ce n'est plus une voix, ce n'est plus un jeu de scène, c'est un corps habité qui sonne et résonne sur la musique. On la croît envoûtée par la musique alors que c'est elle qui envoûte la musique. Se donnant corps et âme au personnage de cette femme insatisfaite à la recherche de l'immortalité, fragile de tendresse, superbe de noblesse ou terrifiante de colère, passe d'un état à l'autre avec une authenticité, un vécu qui donne l'envie de se fondre dans son amour, de l'accompagner dans son aristocratie, ou de la suivre dans ses fureurs hystériques. Elle donne à son personnage une humanité, tour à tour douloureuse, heureuse ou enjouée qui nous ramène à nos propres émotions.

Succombant aux avances de Jupiter, le superbe phrasé de Cecilia Bartoli emporte son monde dans les délices d'un mutin Endless pleasure, endless love… Puis, du lit où elle s'éveille comme à regrets, ses pianissimi sublimes exhalent un magnifique O sleep, why dost thou leave me…

Mais, ce sont ses «numéros» des 2e et 3e actes qui remportent les suffrages. Si dans «With fond desire», elle séduit Jupiter avec des improvisations musicales d'une rare élégance, c'est lorsqu'elle reçoit la visite de Junon qu'elle sort ses plus beaux atours vocaux dans une scène d'anthologie aussi bien théâtrale que musicale. Se mirant dans le miroir que lui tend Junon, ses incroyables vocalises touchent à ce que l'art vocal produit de plus sublime. Cinq minutes, dix minutes, quinze minutes ? Combien cet air a-t-il duré ? Sauf Junon qui, lassée du discours, d'un geste regardait sa montre, personne ne peut le dire. Mais plus encore, personne ne veut que cesse son si beau bavardage. Puis, parce que Jupiter lui refuse l'immortalité, Bartoli-Sémélé entre dans une scène de colère aussi hystérique qu'avaient été sublimes de douceur ses précédents délires amoureux. Arpentant la scène en jetant les cadeaux qu'elle venait de recevoir, envoyant d'un coup de pied les énormes cartons qui les contenaient, les shootant à l'autre bout de la scène avec une fureur terrifiante, gravissant le lit, repoussant rageusement Jupiter qui tente de la calmer, son No, no ! I'll take no less… est un monument de théâtre lyrique. Triomphe immédiat d'un public captivé qui reçoit encore la phrase de Sémélé mourante Oh help, oh help – I can no more lancée dans un souffle qui porte en lui toute la générosité de l'artiste.

Certes, Cecilia Bartoli est le catalyseur de cette production. Elle transcende ses collègues, les entraîne dans tous les excès. À commencer par l'étonnante soprano Isabelle Rey (Iris). Désopilante de bouffonnerie en dame de compagnie de Junon, ses cascades, ses chutes, ses mimiques, sa gestuelle hilarante la montre sous un jour qu'on ne connaissait guère à ce membre de la troupe de l'Opéra de Zurich. Chantant tout aussi bien qu'elle joue la comédie, elle semble avoir trouvé là, le rôle de sa carrière ! Juchée sur de talons démesurés, la déjà haute taille mezzo-soprano allemande Birgit Remmert (Junon) souligne sa valeur hiérarchique. Solide, la technique vocale aguerrie, la diction irréprochable, cette Junon « qui se la joue » est théâtralement magnifique de ridicule. Le ténor (Jupiter/Apollon) n'a pas l'extravagance scénique de Rockwell Blake, le Jupiter d'Aix-en-Provence. Aussi en fait un personnage plus secret, plus réservé, plus peureux que l'était son prédécesseur. Reste que le ténor semble être particulièrement à l'aise dans cette tessiture. Comme libéré d'une certaine dureté dans le timbre qu'on lui avait remarqué (voir notre critique de La Clémence de Titus à Genève), sa voix retrouve une douceur jusqu'ici inconnue. Il se paie même le luxe d'offrir quelques superbes pianissimi. Parce que leurs rôles sont moins en vue, la soprano Liliana Nikateanu (Ino) et la basse (Cadmus/Somnus) passent plus inaperçus même si leurs prestations restent au niveau de ceux de leurs collègues. À noter enfin, le chant très subtilement énoncé du ténor américain Thomas Michael Allen (Athamas).

Le tableau de cette réussite ne serait pas complet sans mentionner la beauté de l'Orchestre «La Scintilla» de l'Opéra de Zurich offrant une assise de qualité aux protagonistes de la scène. Se souciant grandement des chanteurs, la direction de , laisse à l'expression improvisée une plage de souplesse musicale de grande qualité.

Le public zurichois ne s'y est pas trompé et a réservé un triomphe rare à cette production qui, à dix ans d'intervalle, n'a pas pris une ride. Toujours aussi vivant, aussi hilarant, toujours aussi intelligent, il n'est pas vain de qualifier ce spectacle comme : le spectacle d'une vie !

Crédits photographiques : © Suzanne Schwiertz

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