- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Jongleur, chanteur…saltimbanque !

L'opéra Berlioz-Corum de Montpellier arborait son air des grands soirs, ce dimanche 4 février : salle pleine comme un œuf, y compris les places à 5 euros assises sur les marches, caméras de FR3 installées juste devant la scène, bourdonnement, excitation… Car c'est en effet le seul jour où se produisait en concert dans Le Jongleur de Notre-Dame.

Autant le dire d'emblée, la majorité des spectateurs semblait bien se moquer de savoir qu'il s'agissait d'un opéra de . Un autre de Verdi, ou une opérette de Francis Lopez aurait tout aussi bien fait l'affaire, car l'important est d'entendre le divo dans sa première prestation après « l'affaire Scala ». C'est bien dommage pourtant, car Le Jongleur de Notre-Dame est une fort belle œuvre, composée par Massenet en 1902, cheval de bataille de l'immense au temps de son apogée, plus ou moins tombée en désuétude jusqu'à la production de Saint Etienne en 2005, reprise récemment à l'opéra de Metz. Trop religieuse, trop bien pensante, trop cucul…œuvre en réalité éminemment politique, dont la portée échappe à l'auditeur contemporain, car Massenet dans cet opéra prenait en fait position dans l'affaire qui ébranlait alors la conscience française : la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Une position humaine, sensée, et loin de toutes les coteries. Reste la beauté de la musique, ainsi que la luminosité du personnage principal, Jean, le jongleur.

Alagna est un interprète magistral de certains opéras de Massenet : Manon, Werther… On restait jusque-là dubitatif sur sa capacité à incarner le rôle-titre, son caractère, sa voix saine et pleine ne semblait pas le prédisposer à l'humilité du jongleur, souffre-douleur dans un couvent, qui meurt de sa dévotion pour la Vierge. Et d'ailleurs pourquoi cette œuvre ? Car il est bien évident qu'une star qui se permet d'envoyer balader la Scala de Milan n'accepte que les productions dont il a envie, et que ce concert d'une œuvre rare ne peut-être qu'un choix personnel de .

Plusieurs des réponses possibles apparaissent rapidement. Le ténor entre sur scène l'air extrêmement nerveux. Il boit beaucoup, change de chemise entre les deux parties – blanche pour la première, noire pour la seconde, mais toujours col ouvert sans nœud papillon – gigote sur sa chaise pendant les périodes instrumentales, mais parfois aussi il ferme les yeux et dodeline de la tête au son de la musique, comme s'il s'en emplissait. Laissons aux incrédules le soin de le taxer de cabotinage, et pensons que tout simplement, Alagna aime Massenet, un des compositeurs qui convient le mieux à sa voix.

La suite semble limpide. Pendant tout le premier acte, la parenté entre le jongleur et le chanteur ressort comme une évidence, la manière d'offrir son art, avec son âme, avec ses tripes, la façon d'agripper le public, celui du Corum comme celui de la place d'un village du Moyen-Age, de se donner en pâture à l'appréciation des spectateurs, n'est-ce pas le quotidien de Jean, tout comme celui de Roberto ? Le ténor aurait-il senti une résonance avec le bateleur ? Saltimbanques, tout simplement ?

Si le Jean d', référence unique jusqu'à ce jour, était d'entrée de jeu victime et gémissant, celui d'Alagna est libre et conquérant, jaloux de son métier et de son indépendance. On ne sait toujours pas, à la fin du premier acte, comment il va appréhender la soumission et la culpabilité docile de la seconde partie. Le deuxième acte manque très légèrement de demi-teintes. Les moines se moquent du jongleur, lui reprochent son inutilité, mais Alagna, en bonne forme vocale, beau comme il peut l'être quand la tessiture et le style lui conviennent, acquiesce de la façon altière d'un amant à sa maîtresse dans un opéra de Puccini, si bien qu'on ne le sent pas vraiment souffrir de sa situation. Mais le meilleur reste à venir dans le troisième acte. Le jongleur chante pour la Vierge, et déploie le meilleur de son art : sonore et vibrant dans les airs martiaux, tendre dans les chansons d'amour, Jean-Roberto fait un sort à toute la palette d'expression possible. Puis il meurt d'épuisement, en demi-teintes infinies, en impalpables pianissimi, et fait mouche, bouleverse, émeut littéralement jusqu'aux larmes. De vraies larmes. A preuve le long silence observé par le public, jusqu'ici abominablement catarrheux, après l'évanouissement de la dernière note. Pas du grand art, de l'art total. Roberto est Jean.

Face à un tel monstre, il fallait une distribution qui ne se laisse pas écraser, et le pari est assez réussi. Francesco Ellero d'Artegna est un prieur sonore, autoritaire, à la diction tranchante. est un frère Boniface bien chantant, trop peut-être. Il délivre sa Légende de la sauge comme un très bel air de concert, mais il y manque le second degré, la rondeur, la bonhomie qu'y mettait un Jules Bastin. Peut-être son interprétation aurait-elle été différente en version scénique, avec une fausse bedaine, un chapeau de paille et un panier de victuailles. Des quatre moines-artistes, retenons tout particulièrement le moine-peintre de Richard Rittelman, bien en situation.

Le chœur et l'Orchestre de l'Opéra National de Montpellier sonnent magnifiquement. Mais, si l'on n'a aucun reproche à adresser au chœur, dont certains des membres remplissent de leur place les petits rôles de solistes, si le chef sait parfaitement rendre justice au lyrisme de Massenet et à sa magnifique orchestration, l'effectif semble trop nombreux pour cette œuvre intimiste et est souvent tenté de jouer trop fort, les cuivres, surtout. Si les chanteurs ne sont pas plus souvent couverts, on ne le doit qu'au génie de Massenet.

Crédit photographique : © Claude Gassian

(Visited 903 times, 1 visits today)