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Guillaume Lekeu, ou les « Poèmes de cœur » d’un génie trop tôt foudroyé

Cette édition d'archives de la Radiodiffusion Bavaroise est vraiment la bienvenue, car elle est la seule à réunir de façon logique, en un seul CD, ces deux chefs-d'œuvre de musique de chambre du compositeur belge (1870-1894). Tout un temps, les mélomanes n'avaient uniquement à leur disposition que les gravures de sa célèbre Sonate pour violon et piano (1892) dédiée à Eugène Ysaÿe, son Adagio pour quatuor d'orchestre (1891) et sa Fantaisie pour orchestre sur deux Airs populaires angevins (1892) lancée au disque par Fernand Quinet et son Orchestre de Liège (Decca) ; alors que les bien plus rarement enregistrés Trio à clavier (1891) et Quatuor à clavier inachevé (1893) sont tout aussi impressionnants et méritent les plus grands éloges et notre respect le plus total.

Si, grâce à sa Sonate, Lekeu conquit l'amitié indéfectible d'Eugène Ysaÿe et la reconnaissance du monde musical, le compositeur de Heusy considérait comme ses deux « Poèmes de cœur » le vaste Trio et le Quatuor (qui, achevé, l'eût été probablement plus encore). Il est vrai que ces deux œuvres, aux similitudes évidentes, paraissent plus dramatiques, plus tragiques même, que la Sonate pour violon, d'esprit plus classique.

Sans rappeler les détails déjà évoqués lors d'une chronique antérieure, trois compositeurs furent essentiels à Lekeu pour l'expression de sa pensée : Franck, Wagner et Beethoven, et dans le Trio, l'influence de ce dernier est manifeste ; rappelons que Lekeu avait constamment sur lui la partition de poche de l'un ou l'autre Quatuor à cordes de l'illustre maître. Toutefois, c'est la disparition de César Franck en novembre 1890 qui le laissa désemparé et l'incita à achever son Trio sur un pianissimo « mourant », tel une épitaphe musicale à l'auteur des Béatitudes.

Le Quatuor à clavier semble mieux construit et plus homogène que le Trio non exempt de redites. Il faut dire que deux années les séparent, et sur une existence de 24 ans, ça compte. Son premier mouvement, rageur – Dans un emportement douloureux, très animé – joue sur toute une gamme de sensations les plus diverses, et Lekeu lui-même confiait : « … la première partie de mon Quatuor est pour moi le cadre de tout un poème de cœur où mille sentiments se heurtent, où aux cris de souffrance succèdent de longs appels au bonheur, où des caresses se glissent, s'insinuent, cherchant à calmer les plus sombres pensées, où des cris d'amour succèdent au plus sombre désespoir, cherchant à le dominer, comme à côté l'éternelle douleur s'efforce d'écraser la joie de vivre. » Comme on peut le constater, le « Fatum » et son expression musicale n'étaient pas l'apanage du seul Tchaïkovski ! Par ailleurs, non seulement les troisième et quatrième mouvements manquent, mais le deuxième mouvement Lent et passionné ne fut pas terminé, et tout comme il l'avait fait pour la Sonate pour violoncelle et piano (1888), l'honneur revint à d'achever pieusement cette deuxième partie du Quatuor, afin de pouvoir exécuter l'œuvre dans des conditions décentes.

Les interprétations frémissantes du Trio Spiller basé à Munich, augmenté du légendaire altiste pour le Quatuor inachevé, sont au-dessus de tout éloge : à peine aurait-on souhaité un peu plus d'allant et de fougue passionnée dans le premier mouvement du Quatuor, comme dans la sublime version enregistrée chez Polydor en 1932 par les Liégeois Henri Koch (violon), Jean Rogister (alto), Lydie Rogister-Schor (violoncelle) et Charles van Lancker (piano) – à rééditer impérativement en CD – mais une version du terroir comme celle-là, miraculeuse, on n'en rencontre qu'une seule fois dans sa vie !

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