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Curiosité bien placée pour Pierre Danican Philidor

Vous avez dit Pierre ? Le nom de Philidor évoque encore de nos jours une figure doublement importante sur le plan historique : le plus grand joueur d'échecs de son temps, ayant quitté ce monde sans jamais avoir perdu une seule partie, auquel s'ajoute un compositeur admiré, devenu très vite l'un des principaux protagonistes sur la scène de l'Opéra Comique français. La notoriété de François-André Danican (1) Philidor (1726-1795) a fait oublier depuis des lustres son appartenance à une dynastie éclipsée dans nos mémoires par celles des Bach et des Couperin. Cependant, pas moins de quatorze musiciens auront pendant cent trente ans, rythmé la vie musicale à Versailles ou à Paris. Deux parmi les nombreux frères et cousins de François-André attirent de nouveau notre attention : Anne (1681-1728), fondateur du Concert-Spirituel en 1725 et Pierre (1681-1731) dont les œuvres font l'objet de cet enregistrement.

« Hautbois et violon de la Grande Ecurie » dès 1697, « violon de la Chapelle Royale » en 1704, enfin « Joueur de viole de la musique de la Chambre » en 1716 (la charge de hautboïste n'existant pas officiellement dans ce contexte), dut apprécier le plaisant privilège de concerter avec un Couperin, un Marais ou un Robert de Visée. Ce trajet en orbite autour du soleil de Versailles effectué par tous les Philidor reflète leur esprit de « clan » – version privée du système de corporation qui allait bientôt disparaitre – et de fidélité à la famille royale, le situant bien au-delà de l'ambition personnelle.

Ses Suites pour flûtes ou hautbois publiées en 1718 s'inscrivent dans un mouvement d'émergence et de perfectionnement de ces instruments dont l'initiative revient aux «anciens» Philidor et Hotteterre (autre grande dynastie de musiciens français). Le choix du hautbois comme soliste de concertos ou de sonates chez Albinoni (dès 1715), Vivaldi, Telemann, Haendel et Zelenka, s'inspirera du modèle français s'incarnant de manière spécifique dans le trio pour deux hautbois et basson utilisé aussi bien à l'Opéra que dans les suites orchestrales. Cultivant un style proche des Concerts Royaux de Couperin, ces suites voient se succéder mouvements légers et gracieux, puis d'autres d'une mélancolie se déclinant dans un cadre d'élégance et de noble retenue qui exacerbe d'autant mieux ses accents plaintifs voire déchirants. La subtile alchimie des «goûts réunis» parvient sans difficulté à restituer l'atmosphère «fin de règne» dévoilant la part d'ombre d'un soleil fatigué. Si certains mouvements vifs développent de séduisants jeux d'échos ou de plus savants contrepoints, la plupart d'entre eux ravissent par leur entrain et leur nature enjouée, indissociables de l'essence chorégraphique d'une grande partie de la musique instrumentale française, mais dont le ton enthousiaste relève davantage de la nécessaire visée morale de la Raison que d'un improbable regain de joie : ultimes signes d'expression de «pessimisme raisonnable» héritée du grand siècle. La majorité des œuvres privilégie les tonalités mineures destinées à la gravité, à la grandeur sans apprêts rendant rétrospectivement certaines pièces dignes de paraitre aux funérailles de Louis XIV, comme le fit la Marche Funèbre pour le convoi du Roy, fascinante composition d'André Philidor dit «l'ainé» (1652-1730), l'oncle de Pierre.

L'Assemblée des honnêtes curieux (2) nous offre une fois de plus un modèle d'interprétation : soin de la réalisation de la basse continue, sureté du goût dans l'ornementation, relief du phrasé, alacrité des rythmes, haute expressivité des mouvements aux «langueurs tendres» favorisée par le respect des indications données par Philidor au sujet de son instrument : attaques, flattements, trilles… Mille petits détails qui ne quitteraient guère le domaine réservé des spécialistes, si la plénitude sonore obtenue ne devenait, comme ici, expression de l'idéal Classique.

Les deux hautbois fabriqués spécialement pour l'enregistrement par sont accordés au tempérament inégal, ce qui achève de témoigner du degré d'investissement dans une recherche d'authenticité bienvenue parce qu'engagée avant tout dans un but expressif. Le texte de présentation signé Antoine Torunczyk, premier hautboïste de l'Assemblée des honnêtes curieux, présente une saveur non moindre par sa richesse et sa variété d'informations d'ordre biographique et musicologique. La rhétorique maîtrisée et la passion qui seule lui permet de toucher l'auditeur, voyagent de toute évidence avec facilité de l'anche à la plume.

(1) Véritable patronyme de cette famille. Michel Danican († 1659) fut surnommé Philidor par Louis XIII déclarant « J'ai trouvé un second Philidor » en hommage à un artiste italien nommé Filidori et qui jouait du hautbois.

(2) Le fondateur de l'école française de clavecin Jacques Champion de Chambonnières inaugura en 1641 dans sa demeure parisienne une série de concerts privés bi-hebdomadaires baptisée « Assemblée des honnestes curieux ».

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