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Quand un Strasbourgeois rencontre le Maître de Bonn

Beethoven dirigé par un chef français ? Et pourquoi pas ? Arturo Toscanini (1867-1957), Italien natif de Parme, fut bien l'un des plus exceptionnels interprètes du grand symphoniste allemand. Par ailleurs, dès sa création en 1828, l'Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire de Paris – dont Münch sera chef permanent de 1938 à 1946 – se fit un point d'honneur d'exécuter toutes les Symphonies de Beethoven dont il fut le champion grâce à la volonté de son chef français François Habeneck (1781-1849). C'est avec ce même orchestre que Carl Schuricht enregistra chez EMI, en la Salle Wagram à Paris, la première intégrale française des Symphonies de Beethoven, d'avril 1957 à septembre 1958.

Mais qu'en est-il de Charles Münch dans ce contexte ? Il ne faut pas oublier que, né à Strasbourg en 1891, notre chef a baigné dans une culture germanique car l'Alsace, par le Traité de Francfort, fut territoire allemand de 1871 à 1918 ; par ailleurs, après avoir été violon solo à Strasbourg au tout début de sa carrière, c'est au Gürzenich de Cologne et au Gewandhaus de Leipzig en Allemagne qu'en tant que Konzertmeister il côtoie les chefs les plus prestigieux du moment, tels que Hermann Abendroth, Arthur Nikisch, Wilhelm Furtwängler et Bruno Walter. C'est en observant, en étudiant ces grands beethovéniens que Münch, en autodidacte de génie et sur le tas, découvre sa future vocation.

Ensuite, parmi les compositeurs que Charles Münch a le plus ardemment défendus, il faut compter son ami Arthur Honegger (1892-1955), protestant suisse d'expression française épris de musique allemande, et dont les dieux avaient noms Bach et Beethoven ; dans cet admirable témoignage sonore autographe gravé sur le microsillon « Honegger vous parle » (Festival 30FLD50), le compositeur a d'ailleurs précisé que les Quatuors de Beethoven l'avaient stimulé dans l'élaboration de sa Symphonie nº2 pour orchestre à cordes et trompette, dont Münch assura la création parisienne le 25 juin 1942. Voilà qui corrobore à suffisance, directement ou non, les affinités de Charles Münch envers la musique germanique en général, et l'œuvre symphonique de Beethoven en particulier, en plus d'être l'interprète incomparable et célébré des œuvres de compositeurs français tels que Berlioz, Debussy, Ravel, Roussel, Aubert, Delannoy, Jolivet, Rivier, Ropartz, Samazeuilh et tant d'autres…

L'un des premiers enregistrements beethovéniens de Münch fut le Concerto n°5 « L'Empereur » réalisé en 78 tours/min les 11 et 18 juin 1944 à Paris avec la complicité de Marguerite Long, mais c'est à Boston, à l'aube du microsillon, que Münch réalisa ses gravures les plus prestigieuses pour RCA Victor : c'est en effet une heureuse coïncidence qui vit Münch aux destinées de l'Orchestre Symphonique de Boston au moment de l'apparition du long playing sur le marché mondial. Le grand chef français allait pouvoir donner toute sa mesure en de nombreux et somptueux enregistrements chez RCA Victor dont beaucoup allaient même être réalisés en « Living Stereo ». Le répertoire classique traditionnel devait être réenregistré suivant les normes techniques les plus récentes, et notamment, bien évidemment, les œuvres de . Ainsi les années 50 virent l'équipe de RCA Victor présente au Symphony Hall de Boston afin d'enregistrer Charles Münch dans diverses pages de Beethoven : les Symphonies n°1 (1950), n°3 « Eroica » (1957), n°5 (1955), n°6 « Pastorale » (1955), n°7 (1949), n°8 (1958) et n°9 (1958), le Concerto pour violon (1955) avec en soliste, le Concerto n°1 pour piano (1960) avec Sviatoslav Richter, les Ouvertures Coriolan (1956), Les Créatures de Prométhée (1960), Léonore n°1, n°2, n°3 (1956) et Fidelio (1955).

Grâce à des enregistrements publics de la même époque, il faut savoir gré à la présente publication de nous offrir en plus les Concertos n°3 et n°5 « L'Empereur » pour piano, l'Ouverture La Consécration de la Maison, ainsi que le merveilleux Lento assai du Quatuor à cordes n°16. Et en ce qui concerne les œuvres enregistrées en studio, les auditeurs pourront établir de passionnantes comparaisons montrant que Münch était un artiste de l'instant, que ses interprétations variaient constamment selon l'inspiration du moment, mais toujours dans les limites de la plus haute musicalité. Ceci est particulièrement évident si l'on compare les deux versions du Concerto pour violon par le 23 avril 1954 et le 25 novembre 1955 : Münch s'accorde admirablement à la conception et aux intentions des deux solistes. Autant le jeu de Francescatti est d'une ineffable poésie méditative, autant celui de Heifetz est plus axé sur la virtuosité et l'énergie, la nervosité du discours, et il est révélateur de constater que l'interprétation du premier s'étale sur plus de 46 minutes, alors que celle du second est expédiée en 37 minutes !… Signalons que exécute les trois cadences de Fritz Kreisler, alors que a préféré nous offrir les siennes propres.

Si Francescatti grava pour CBS ce Concerto pour violon avec Eugene Ormandy en 1950 et avec Bruno Walter en 1961, Heifetz le fit pour RCA Victor le 11 mars 1940 avec l'illustre Toscanini et le NBC Symphony, puis en 1955 avec Münch et le Boston Symphony, alors qu'il s'était déjà produit en public avec Koussevitzky en 1945 et avec Münch en 1951, toujours avec le Boston Symphony. Toutefois l'enregistrement « live » Francescatti – Münch est particulièrement précieux car unique, puisque le violoniste français avait un contrat d'exclusivité avec CBS, le concurrent direct de RCA Victor qui employait Charles Münch. Pour des raisons contractuelles semblables, ni , ni n'ont gravé de disques avec Charles Münch, Haskil étant sous contrat Philips, et Arrau chez Columbia Graphophone puis chez Philips. Aussi ces captations « live » des Concertos n°3 et n°5 « L'Empereur » pour piano sont vraiment bienvenues, qui associent à Münch respectivement la délicate et le léonin . Sur disque, Haskil grava le Concerto n°3 avec Henry Swoboda en octobre 1950 chez Westminster, puis avec Igor Markevitch en décembre 1959 chez Philips ; Arrau enregistra le Concerto n°5 « L'Empereur » avec Alceo Galliera en juin 1958 pour Columbia Graphophone, avec Bernard Haitink en juin 1964 pour Philips, et avec Colin Davis en novembre 1984 pour Philips également. Signalons enfin qu'avant d'accompagner lors de ce concert de novembre 1957, Münch dirigea le Concerto « L'Empereur » en hiver 1955 avec son compatriote Robert Casadesus comme soliste.

Aux côtés de l'Ouverture Léonore n°2 – que d'aucuns considèrent comme la plus réussie des trois – Charles Münch nous offre la plus rare Consécration de la Maison composée en 1822 pour l'inauguration du nouveau théâtre « in der Josefstadt » à Vienne, et son interprétation de cette page quelque peu händelienne est d'une noble grandeur dans le Maestoso e sostenuto initial et d'une vélocité pleine de fougue et d'énergie dans l'Allegro con brio qui suit : c'est un bel exemple de la vitalité contrastée que Münch pouvait insuffler aux œuvres qu'il défendait avec passion. À l'opposé, il pouvait faire preuve d'un recueillement intense pour des pages telles que ce sublime Lento assai, cantante e tranquillo du Quatuor à cordes n°16 que les cordes du Boston Symphony interprétèrent admirablement ce 26 octobre 1956 en mémoire de Leslie J. Rogers, bibliothécaire de l'orchestre de 1912 à 1956. Une exécution qui aurait sans aucun doute enchanté Arthur Honegger…

Il était regrettable de ne pouvoir encore disposer d'enregistrements « live » de Charles Münch à la tête de l'Orchestre Symphonique de Boston, aussi cette imposante publication Music & Arts nous comble et confirme, si nécessaire encore, la stature de cet immense musicien français.

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