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La Chauve-Souris à Genève

Vous viendrait-il l'idée d'entrer dans un restaurant de sushis pour vous y faire cuisiner des spaghettis napolitains al dente ? Au théâtre, à l'opéra en particulier, c'est pourtant la règle.

Probablement parce qu'on appelle cela de l'art. Sinon pourquoi en appellerait-on au flegme d'un metteur en scène britannique pour nous raconter la satire habitant une opérette viennoise ? Non que la mise en scène de Stephen Lawless pour La Chauve Souris du Grand Théâtre de Genève soit choquante, ou déplacée, mais simplement elle n'enserre aucun des pétillants ingrédients de cette intrigue à-la-Feydeau avec son cocu, son ménage à trois, ses portes qui claquent, ses retournements de situation et son comique suranné. Même si la compréhension d'une telle opérette peut aisément se passer des grosses ficelles de mise en scène d'un Jérôme Savary, le champagne londonien de Stephen Lawless manque singulièrement de bulles. Son spectacle se perd dans une convention désespérément trop sage pour l'étincelante comédie straussienne.

Pourtant, on doit lui reconnaître un extraordinaire sens critique dans le respect du lieu, de l'époque et de l'image. Avec l'habile décor (Benoît Dujardyn) d'une tour métallique tournant sur elle-même, les changements d'ambiance se déroulent dans une continuité du meilleur effet. Tout au plus regrettera-t-on que ce même décor se prête difficilement à l'imagerie de la prison du dernier acte. Peut-être qu'une plus grande recherche de l'éclairage aurait mieux illustré le discours de ces dernières scènes. La beauté des costumes (Ingeborg Bernerth) aux tissus et broderies inspirés des dessins de Gustav Klimt soulignent admirablement la fin du XIXe siècle, époque à laquelle Stephen Lawless a décidé d'attacher l'opérette de Johann Strauss, un compositeur qui ne pouvait guère ignorer les œuvres du célébrissime peintre. Ce déploiement esthétique ne suffit pourtant pas à combler le manque de direction d'acteurs. Si chacun des protagonistes s'évertue à faire vivre l'intrigue, le metteur en scène peine à la raconter. Sans se référer aux surtitres, le spectateur n'a pas toujours l'entière compréhension du déroulement de l'action.

Musicalement, un terne et aux fréquents décalages entre ses pupitres n'arrange rien. Malgré les gesticulations du jeune chef allemand , jamais la formation romande ne réussit à transmettre la beauté de la musique de Strauss. Dans l'ouverture déjà, on ressent comme un désengagement artistique dans la mesure où l'esprit qui anime cette musique est absent. On joue les notes sans se soucier du sens de la mélodie. Dommage, cette musique est si belle !

C'est du côté des chanteurs que le spectateur trouve la plus grande satisfaction. A commencer par (Adele) qui confirme l'excellente impression qu'elle avait laissée sur cette même scène lors des représentations genevoises de Ariadne aus Naxos en 2007. Parfaitement à sa place, aussi bien théâtralement que vocalement, le charme et la clarté de sa voix illuminent son personnage de la soubrette se lovant dans la haute société bourgeoise pour y conquérir une hypothétique reconnaissance sociale. Quant à sa patronne, la Rosalinde d'Anna Katharina Behnke si elle peut se vanter d'une belle présence scénique, en revanche, sa voix tend à montrer quelques signes de fatigue avec un vibrato s'élargissant parfois dangereusement. Heureusement, sa Czardas du second acte est interprétée avec beaucoup de brio. Son Gabriel von Eisenstein () de mari se démène comme un beau diable sur une scène qu'il parcourt en tous sens s'évertuant à donner vie à une mise en scène qui tend à s'endormir, du côté de la scène comme de celui de la salle. Malheureusement, on déplore les limites de son instrument dans les notes de passages et dans des aigus souvent un peu serrés.

Avec le Prince Orlofsky de Theresa Kronthaler l'opéra renoue avec ses lettres de noblesse. D'une voix saisissante au vibrato léger, la mezzo allemande campe avec un superbe culot scénique toute l'ambiguïté de ce personnage androgyne. En véritable artiste, elle n'hésite pas à forcer le trait de sa «russitude» rendant sa langue allemande aussi savamment incompréhensible qu'hilarante. Une prestation offrant les plus subtils et divertissants moments de la soirée.

Si dans l'ensemble, cette représentation s'avère honnête, elle ne soulève pas un enthousiasme délirant. Et c'était bien la remarque de quelques spectateurs se plaignant de «cher payer» la place d'un spectacle qu'ils auraient aimé plus débridé et plus festif. A force de chercher un sens psychologique profond à une œuvre aussi légère que La Chauve-Souris, cette production en perd l'aspect joyeux pour s'enfoncer dans une étude freudienne autant inutile qu'incompatible avec l'esprit viennois de Johan Strauss.

Crédit photographique : Anna Katharina Behnke (Rosalinde) © GTG/Isabelle Meister

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