Au mélomane, le Festival de Saintes, dont Stephan Maciejewski est le directeur artistique, offre d'occuper assidûment son temps, avec, au minimum, trois concerts quotidiens : à l'apéritive mi-journée, une cantate de Bach ou, ça et là, de la musique de chambre; au souper, un programme plus développé; enfin, à la nuit tombée, un récital de mélodies. Sans compter, au cours de l'après-midi, des présentations de sessions de formation (le Jeune Orchestre Atlantique, conduit, cet été, par Andreas Spering puis Hervé Niquet) ou des répétitions générales publiques. Les trois dernières journées ont honoré ce rythme plaisant et soutenu. Parce qu'on ne saurait rendre compte de tous ces moments, on en privilégiera cinq.
Le premier, ibérique, fut saisissant. Des trois couples de sonates de Domenico Scarlatti qu'il avait choisis, Nicolau de Figueiredo a exalté les aristocratiques mais sombres ritualités – discursives, rhétoriques, formelles, harmoniques et mélodiques –, tandis que, de cinq pages d'Antonio Soler (d'ordinaire lassante pièce de démonstration, Fandango devint aussi troublant qu'un maqam ou un raga), il a fait partager la poétique joueuse charmante. Ce subtil travail résulte d'un geste félin par lequel le clavier, jamais affronté, est requis, avec une persuasion avenante mais déterminée, à apporter son concours. Qui peut résister à une telle invitation, d'autant que Nicolau de Figueiredo, par delà son impassibilité extérieure, se refuse à user des lieux communs de l'ibérisme et mène sa musique – et son public conquis – où il le veut?
Autre concert marquant, le soir, avec un programme idéalde musique nocturne : l'écriture mozartienne pour les vents associée aux sombres rêveries, pour les cordes, de Schoenberg. Après la Sérénade Grand partita conduite par Marcel Ponseele (le premier hautboïste de l'Orchestre des Champs-Elysées), le plat de résistance fut Die verklärte Nacht que Philippe Herreweghe abordait ici pour la première fois (le Festival de Saintes conserve son heureuse vertu de laboratoire). On sait les denses affinités que Philippe Herreweghe entretient avec le répertoire postromantique (des symphonies de Bruckner aux lieder de Mahler, sans omettre un fameux Pierrot Lunaire avec Marianne Pousseur). Tant la répétition générale publique que le concert ont rappelé combien ce chef d'orchestre aborde les œuvres avec une naïveté philologique et expressive et en traque le projet compositionnel originel. Die verklärte Nacht, renouvelée, a surgi en sa relation avec le substrat narratif qui la soutend. La source chambriste – un sextuor à cordes – est ici patente, à laquelle la trentaine de cordes ici rassemblée donne une chair dense. Les moirures chromatiques et expressives prennent des teintes voilées mais cernées en profondeur, le discours est fluide et tendu, la texture polyphonique, jamais opacifiée, est rendue par des dynamiques creusées. Ainsi entendue, Die verklärte Nacht nous met prospectivement en présence de Berg (des moments du futur Wozzeck sautent à l'ouïe) et fait songer à la radicale invention picturale – contemporaine – d'Emil Nolde, plus qu'à celle du peintre, somme toute assez passéiste, … dénommé Arnold Schoenberg.
Déjà entendu il y a deux mois à Paris, au Centre culturel néerlandais, le tandem Thomas Oliemans– Malcolm Martineau a proposé un Schwanengesang de haute tenue. Tout comme ses illustres devanciers – Gerald Moore ou Dalton Baldwin –, Malcolm Martineau est impeccable: fin rythmicien, mélodiste racé, sculpteur de plans sonores, coloriste alerte et chambriste au-delà de tout éloge. Évidemment, sa tâche est facilitée lorsque son partenaire a la trempe d'un Thomas Oliemans. Avec un timbre dont la couleur centrale est assez claire et avec une tessiture également sonnante dans toute sa longue étendue, ce baryton possède une vive intelligence. Émérite serviteur de la mélodie française, il manifeste d'identiques dons poétiques pour la langue allemande et pour le lied. Avec recul, il sait éclairer Der Schwanengesang de quelques échappées légères et cantando (Stänchen ou Abschied), même si, à son esprit, ce recueil composite demeure un drame sans issue.
D'identiques éloges s'adressent à Damien Guillon. Ce jeune contreténor français a développé une compréhension raffinée de la langue anglaise. De ce répertoire élisabéthain, et a fortiori de John Dowland, il retient, avant tout, la substance mélancolique et plaintive. L'émission vocale est limpide et le timbre d'une infinie douceur, tant consolatrice que dépressive. Une élégante pudeur arrive à point nommé pour empêcher Damien Guillon, et les auditeurs aussi, de sombrer dans le désespoir et pour nous susurrer: faisons comme si cette melancholy n'était qu'un jeu …
Pour clore le Festival de Saintes, Philippe Herreweghe a, dix années après, remis Elias sur le métier. Et il a bien fait. Il mue cet oratorio en une «musique d'histoire» (comme on parle de peinture d'histoire) dont le cœur est cette Idée – la Loi – qui a tant hanté Mendelssohn. Le compositeur a émietté cette Loi en plusieurs lois, subies ou élaborées: loi spirituelle (il tenta de fondre les confessions catholique, luthérienne et juive), loi nationale (il appuya le projet d'une nation allemande), loi de génération musicale (il regarda Bach comme le Père absolu), loi orchestrale (il fut l'un des fondateurs de l'orchestre romantique) ou loi du temps présent (selon lui, le Wanderer n'est pas (é)perdu mais maître de son haletant destin). Conjurant les usuels fossés – le saint-sulpicien ou le massif édifiant – dans lesquels Elias est souvent précipité, Philippe Herreweghe parvient à nous placer au cœur d'une palpitante et oraculaire légende en action, telle l'hugolienne Légende des Siècles. L'acteur principal en est le chœur, admirable: sonner ainsi à quarante, entre lied (comme si les quarante se ramenaient à quatre) et déclamation véhémente (comme quatre-vingts) tient du prodige et donne à cette collectivité vocale un rôle équivalent à celui du Chœur dans les tragédies antiques grecques. Ajoutons un orchestre alerte et somptueux, et deux solistes masculins de premier ordre (le ténor Benjamin Hullett et, par-dessus tout, le baryton Florian Boesch, tellurique et imprécateur Elias), et tous les truchements sont ici rassemblés pour muer un mélomane impassible en un enthousiaste mendelssohnien.