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I Went To The House But Did Not Enter de Heiner Goebbels

Le travail de est sans aucun équivalent actuellement. Ce grand créateur travaille non le son, les paramètres de la musique, la vue ou l'imaginaire, mais … tout cela ensemble et les dépasse.

Le socle de sa démarche concerne moins la sensation (cette énergie qui sort du corps, une fois que le système nerveux a «digéré» les stimuli sonores qui l'ont atteint) que la perception, à l'entrée du corps humain. Il concentre son travail sur ce que notre enveloppe corporelle reçoit, sur la captation des stimuli sensoriels, avant que notre système nerveux ne la «machine», pour paraphraser Gilles Deleuze et Félix Guattari. À bas bruit et sans le clamer, il invite chacun de nous à considérer sa propre stratégie – consciente et inconsciente – de perception, au plus près (comment intimement entendons-nous et regardons-nous ?) mais aussi au plus loin (les rituels culturels, sociaux et politiques dont nous usons). réussit le prodige de nous offrir un pur travail plastique et esthétique puis de tapir, derrière, un intense questionnement sur notre appartenance au monde présent. Unique, assurément.

Chez , il n'y a rien à comprendre, aucune narration à suivre. Il met en abyme l'échec ontologique de l'être humain à exprimer. Libre à chacun d'en être désespéré mais cette lucidité vaut tellement mieux que l'ersatz d'expression dont, notamment, l'opéra est le si friand dispensateur. Ici, nulle machine qui fournirait au spectateur, moyennant l'acquittement du prix de son fauteuil, une émotion plaquée, forcée et fictive. Cette mise en abyme devient ainsi l'espace poétique, quasi mallarméen, où grouille la poétique – singulière, funambulesque et drôle – de Heiner Goebbels.

Comment définir le matériau proposé au spectateur ? Visuellement, chaque scénographie tient du décor de cinéma (mais il serait, non filmé par une caméra mais perçu à l'œil nu) et de cette peinture hyperréaliste – par exemple alla Edward Hopper – qui, saturant les aptitudes visuelles du regardant, l'invite à trouer la toile et à scruter derrière le tableau. Quant au matériau sonore et sans doute parce qu'on ne saurait courir deux sens à la fois avec une égale acuité, il se moque des spécifications stylistiques ou de langage, il s'agit d'un continuum volontairement destiné à renforcer le travail visuel.

Alors, dans I Went To The House But Did Not Enter, que voit-on et qu'écoute-t-on ? Cette rêverie, en trois épisodes, se nourrit de textes empruntés à T. S. Eliot, Maurice Blanchot, Franz Kafka et Samuel Beckett. Dessus et autour, Heiner Goebbels a conçu un surmesure musical du , quatuor vocal chantant essentiellement des musiques anciennes. Il a saisi l'art musical que porte ce vénérable ensemble (ces quatre messieurs sont bien grisonnants) ensemble : une pratique harmonique, une relation distanciée au sens du texte, une pratique so british (ni rhétorique, ni stylistique et à l'écart des recherches interprétatives), des voix quelques peu éteintes par l'âge et une abnégation à oublier le son individuel pour mieux façonner un son unitaire à quatre. Mais ce faisant, ne décrit-on pas le travail de certains quatuors à cordes d'outre-Manche, tels le Lindsay Quartet ? La partition écrite par Gœbbels n'est ni homophonique, ni polyphonique mais pleinement hétérophonique. C'est captivant, d'autant que le maîtrise cette écriture avec une sûreté d'intonation, une souplesse et un naturel confondants.

Quant à l'écriture dramatique, elle est simple et lente en ses rituels. Le premier tableau se tient dans un salon gris et est construit comme un palindrome, avec des objets qu'on emballe au côté jardin puis qu'on déballe, dans un ordre inverse au côté cour. Le deuxième est un petit immeuble à deux niveaux, habité à l'intérieur par quatre messieurs et à l'extérieur par un hors-champ sonore fait de chants d'oiseaux et de bruits de circulation automobile et ferroviaire. Le troisième consiste en une cossue chambre d'hôtel où s'instaurent un rituel funèbre et une sorte d'absence progressive du monde.

En sortant du spectacle, notre imaginaire est drôlement secoué et nourri pour longtemps, tandis que, ô merveille, on se découvre une acuité auditive et visuelle insoupçonnée, comme décuplée. Enfin, nos sens nous parlent de nouveau …

Crédit photographique : © Mario Del Curto

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