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Gerhaher dans Mahler : exceptionnel, inouï

Comme le rappelle , les Lieder de s'inscrivent dans le prolongement de ceux de Franz Schubert. Or, , qui travaille le lied avec l'admirable pianiste depuis plus de vingt ans, est maintenant reconnu comme l'un des plus grands spécialistes de Schubert dont il donne tant à la scène qu'au disque des versions fusionnelles insurpassables (cf. notre chronique du 18 juin 2009). Que ces artistes nous offrent maintenant leur interprétation d'une vingtaine de Lieder de est un événement qu'il importe de saluer.

Subtilement, les interprètes ont ordonné ces vingt Lieder non en fonction de leur chronologie mais selon une trame narrative qui suit le destin du Voyageur, élaborant une sorte de cycle à partir d'extraits du Fahrenden Gesellen et du Knaben Wunderhorn auxquels ils ont ajouté les Rückert-Lieder. Une progression dramatique de la joie printanière à l'omniprésence de la mort confère une unité secrète à cette anthologie et dote ce concentré de l'inspiration mahlérienne d'une grande charge émotionnelle.

Dans la version chant /piano de ces Lieder, les interprètes suivent plus aisément que dans une version orchestrale la souplesse, l'irrégularité des vers et des strophes de poèmes souvent proches de la tradition populaire ainsi que la liberté des mélodies non strictement répétitives. Retrouvant le charme de la tradition populaire, ils en disent la simplicité, font varier, ici et là, en touches légères, les tempi, les silences, la dynamique, ce qui est impossible dans une version orchestrale. L'écriture de l'accompagnement apparaît mieux, révélant sa richesse et son étonnante modernité. Surtout, la voix, dépouillée de la splendeur des couleurs orchestrales, semble délestée du poids du monde extérieur, des distractions lourdes et inutiles comme le dit le Lied Ich bin der Welt abhanden gekommen ; l'être est débarrassé du bruit social, du Weltgetümmel incompatible avec le rêve et la méditation. Le voyageur s'offre aux regards sans armes, sans masque, dénudé, mélancolique et nous émeut jusqu'aux larmes. C'est que les interprètes savent transformer le vide orchestral en une plénitude expressive permettant d'atteindre les sphères de l'intensité. Ils sont peut-être les seuls à y parvenir. Souvenons-nous de la version décevante car trop extérieure de Dietrich Fischer Dieskau accompagné, jadis, par Daniel Barenboïm. Il faut sans doute le timbre de la voix de , sa concentration extrême, son incomparable capacité à créer l'intimité. La douceur de cette voix touche jusqu'à l'extase, rejoignant d'un coup, dans la confidence, la part la plus secrète du moi de l'auditeur. Aucun effet opératique, aucune dynamique en forme de faire- valoir qui viendraient tout casser. Christian Gerhaher, modeste, chante comme pour lui-même et sait établir un calme intérieur pour nous conduire vers l'ineffable. Il faut aussi, bien sûr, l'immense talent de grâce à qui se produit l'osmose du chant et du piano. L'instrument n'accompagne pas le chant mais, sous les doigts de l'artiste, se fait le double de la voix, épousant la courbe et le poids de chaque note. Avec des sonorités incroyablement lumineuses et subtiles, il dessine l'espace et introduit la part du rêve, suivant le mouvement de la mélodie à la façon dont les gestes liturgiques, dans leur lenteur, portent les paroles prononcées. Et le silence se fait en nous, le vrai.

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