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Edwin Fischer et Emil Guilels ; deux monstres sacrés du piano

Après nos chroniques des coffrets EMI Classics Icon consacrés aux pianistes Solomon, Dinu Lipatti, Arthur Rubinstein, Artur Schnabel et tout récemment Alicia de Larrocha, en voici deux autres relatives à ces immenses musiciens que sont et Emil Guilels.

Le coffret , qui contient les gravures les plus anciennes, est pour l'essentiel le simple regroupement de CDs parus individuellement dans la belle série «Références», d'où certaines omissions quant aux enregistrements proposés ; tandis que l'album Emil Guilels présente l'intégralité des gravures moins nombreuses du groupe EMI accomplies par le grand pianiste soviétique, en reprenant certaines rééditions déjà publiées sous étiquette anglaise Testament.

C'est dire également que la restauration sonore de ces archives est absolument impeccable et contribue grandement au confort et au plaisir de l'écoute.

Le pianiste suisse peut être associé à son collègue allemand Artur Schnabel qui lui est pratiquement contemporain, pour son importance primordiale dans la première moitié du XXe siècle. Si Schnabel est célèbre pour avoir accompli et imposé la toute première gravure intégrale (en 78 tours) des 32 sonates pour piano de Beethoven, le plus grand titre de gloire de Fischer est d'avoir été le premier à confier au même 78 tours tous les 48 Préludes et Fugues du Clavier bien tempéré de Bach, folle entreprise dans les années 30, bien qu'il y eut une tentative très incomplète de Columbia dès 1928 par la pianiste anglaise Harriet Cohen.

Le culte que Fischer vouait à Bach (ainsi qu'à Mozart et Beethoven) l'incita à souvent diriger du piano l'orchestre qui l'accompagnait, restaurant ainsi en pionnier une pratique qui s'était perdue et que d'autres pianistes allaient bientôt reprendre à leur compte (Géza Anda et Murray Perahia dans les concertos de Mozart). Excellent chef d'orchestre, Fischer joue et dirige ici les œuvres avec orchestre de Bach, les Concertos pour piano n°17 et n°20 de Mozart, ainsi que les Concertos pour piano n°3 et n°4 de Beethoven. Quant à la légendaire version du Concerto n°5 «L'Empereur», elle est bien entendu dirigée par . Il convient en outre de préciser que Fischer a gravé deux fois, tant comme pianiste que comme chef d'orchestre, le Concerto n°20 en ré mineur K. 466 de Mozart : en novembre 1933 avec le London Philharmonic, et en mai 1954 avec le Philharmonia Orchestra ; on peut regretter l'absence dans ce coffret de la seconde version, plus récente et mieux enregistrée.

«Insuffler la vie à la musique sans lui faire violence», tel était le credo d'Edwin Fischer. L'auteur de la notice d'accompagnement souligne que Fischer n'avait pas beaucoup de technique, et qu'il «était loin d'être le pianiste le plus parfait que le XXe siècle ait connu, et moins encore le plus fiable, mais il fut parmi les musiciens-pianistes l'un des plus grands.» Encore faudrait-il s'entendre sur la signification de «pianiste le plus parfait» ! En cela, Edwin Fischer peut être comparé à un autre musicien de légende, Alfred Cortot, et pour tout dire, la musicalité incomparable émanant de ces vénérables cires l'emporte assurément sur d'infimes faiblesses digitales anodines qu'en fin de compte on ne remarque même plus : en fait, l'audition de cette série de chefs-d'œuvre par cet immense pianiste nous fait éprouver un sentiment de profonde plénitude et de satisfaction musicales qui nous amène à considérer ce coffret comme l'un des plus parfaits de la série «Icon» de EMI Classics.

Il est des pianistes qui ne sont que pianistes ; il en est peu qui soient aussi purs musiciens qu'Edwin Fischer.

Emil Guilels (1916-1985), THE COMPLETE EMI RECORDINGS 1954-1972. (1770­1827) : Intégrale des cinq Concertos pour piano (deux versions) ; 32 Variations sur un thème original en ut mineur WoO 80 ; 12 Variations en la majeur sur la danse russe du ballet «Das Waldmadchen» de Paul Wranitzky WoO 71 ; 6 Variations en ré majeur sur un thème original op. 76. (1756­1791) : Sonate pour piano n°16 en si bémol majeur K. 570. (1840-1893) : Intégrale des trois Concertos pour piano. (1873-1943) : Concerto pour piano n°3 en ré mineur op. 30. (1835-1921) : Concerto pour piano n°2 en sol mineur op. 22. (1810-1849) : Sonate pour piano n°2 en si bémol mineur «Marche funèbre» op. 35. Dmitri Chostakovitch (1906-1975) : Préludes pour piano op. 34 n°1, n°5, n° 24. Emil Guilels, piano. Cleveland Orchestra, direction : . Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, direction : , . Philharmonia Orchestra, direction : Leopold Ludwig. New Philharmonia Orchestra, direction : Lorin Maazel. 1 coffret de 9 CD EMI Classics Icon 6295112. Code barre : 5099962951128. Enregistré entre mars 1954 et octobre 1972. ADD [mono/stéréo]. Notices trilingues (anglais, allemand, français) bonnes. Durée : 9h53.

Quelle grande joie de retrouver le prestigieux Emil Guilels à l'occasion de cette parution intégrale et définitive de ses gravures pour le groupe EMI ! Ce merveilleux artiste a enregistré pour divers labels tels que Melodiya, EMI, RCA-Victor, Deutsche Grammophon, ce qui de son temps n'était guère courant, les musiciens de son époque étant le plus souvent liés par contrat à un seul éditeur discographique.

Si Emil Guilels a donc assez bien enregistré, son legs EMI est relativement modeste et tient sur 9 CD que la firme au petit chien terrier a l'excellente idée de réunir en ce beau petit coffret «Icon».

À toutes les époques de sa vie, Guilels s'est consacré humblement à son dieu, Beethoven, et la disparition prématurée du grand artiste nous rend inconsolables de son intégrale inachevée chez DGG des sonates du maître de Bonn : il ne restait que cinq œuvres à enregistrer pour la terminer ; fût-elle complétée, elle eût certainement été un monument du disque… Dans la notice de ce coffret, Sviatoslav Richter qui était un peu son rival nous apprend que «Guilels s'étant rendu à l'hôpital pour un bilan de santé, on lui fit une injection fautive, et trois minutes plus tard, il était mort. C'était l'époque où les médecins soviétiques étaient choisis davantage pour leur fiabilité politique que médicale.» Effarant ! Encore qu'il n'y ait pas qu'en Russie que cela arrive ! …

Chez EMI, Guilels nous a légué deux intégrales des cinq Concertos pour piano de Beethoven : l'une dirigée par trois chefs distincts, , et Leopold Ludwig ; l'autre par un seul, , lorsque ce dernier reçu du label Epic-CBS la permission d'enregistrer pour EMI. Il est passionnant de comparer ces deux intégrales qui sont complémentaires, du moins pour l'orchestre, car Guilels, toujours royal, reste égal à lui-même : Vandernoot, Cluytens et Ludwig lui offrent un orchestre beethovenien traditionnel, solide et bien charpenté, tandis que , étonnamment, et contrairement à sa fabuleuse intégrale avec Leon Fleisher, dirige un Orchestre de Cleveland aux effectifs réduits, quasi chambriste, anticipant ainsi, dès 1968, la pratique des interprétations «à l'ancienne». Tout au long de ces deux intégrales, Guilels déploie un lyrisme souverain, allant jusqu'à une sorte d'ivresse dionysiaque, tout en maintenant un style sobre et énergique.

Une autre intégrale qui fit date est celle des trois concertos de Tchaïkovski sous la baguette de Lorin Maazel. Guilels a maintes fois gravé le Concerto n°1, et il semble bien que ce fut l'unique occasion où il confia au disque les deux autres. Les jeunes discophiles habitués aux nombreuses interprétations superficielles «du» concerto de Tchaïkovski seront étonnés de trouver en Guilels un musicien qui renouvelle l'optique de ces œuvres, plus encore par son impérieuse personnalité que par sa maîtrise. Ici, point d'exhibitionnisme sentimental ou de virtuosité gratuite, mais des exécutions d'une rare grandeur, d'une intelligence lucide et pensées en profondeur, qui nous font dire que «ce ne peut être que comme cela !»

Même si on n'est guère habitué à cette lenteur dans le Concerto n°3, et si on peut regretter le choix très contestable de la version tronquée et remaniée par Alexandre Siloti du beau Concerto n°2, on ne peut qu'admirer chez Guilels cette subtile simplicité qui n'exclut ni la puissance ni la rigueur, mais qui refuse toute emphase. C'est tout simplement magnifique, et Lorin Maazel qui avait précédemment signé une admirable intégrale des symphonies de Tchaïkovski chez Decca, se révèle à la hauteur du soliste en lui offrant un support orchestral d'une somptuosité inégalée grâce au concours du New Philharmonia.

Toutes ces caractéristiques de style peuvent être appliquées à cette autre partition russe qu'est le Concerto n°3 en ré mineur de Rachmaninov, joué ici sans coupures, fait plutôt rare dans les années 50, et qui consacrait d'emblée cette version comme référence, même en présence de celles de Vladimir Horowitz ou du compositeur lui-même. Et c'est l'occasion de retrouver la direction si éloquente et toute en poésie d'André Cluytens, qui accompagne d'ailleurs également Guilels dans le Concerto n°3 de Beethoven, et dans un tout aussi éblouissant Concerto n°2 en sol mineur de Saint-Saëns.

Tout aussi éblouissantes d'ailleurs sont les exécutions des diverses pages pour piano solo de ce coffret, même si on souhaiterait un peu moins d'austérité de la part de Guilels dans l'admirable Sonate en si bémol majeur K. 570 de Mozart.

Et maintenant un ardent souhait : que EMI Classics qui apparemment s'intéresse maintenant à ses chefs d'orchestre d'antan dans sa série «Icon» (Rudolf Kempe) y consacre enfin des albums à , ou autre Constantin Silvestri (et même Georges Tzipine !) qui ont fait sa gloire à l'Âge d'Or du microsillon.

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