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La passagère de Weinberg, l’opéra clandestin

Un an avant sa mort, en 1974, Chostakovitch s'enflammait pour la Passagère de , «écrit avec le sang du cœur» et dont il considérait que le sujet était d'une «extrême actualité».

Dans le bonus du DVD réalisé en 2010, le chef Vladimir Fedoseyev donne avec un maître sens du sous-entendu, la raison pour laquelle le Bolchoï n'a jamais monté l'opéra de Weinberg : il ne convient pas «musicalement». Composé en 1967-1968, l'opéra ne fut joué pour la première fois qu'en 2006, en Russie certes, mais seulement en version de concert, et c'est au Festival de Bregenz à l'été 2010 qu'il reçut sa première version scénique (en version allemande au lieu du russe).

Le livret est une adaptation du livre de Zofia Posmysz, La Passagère de la cabine 45, qui raconte la rencontre sur un transatlantique, de Martha, ancienne détenue d'Auschwitz avec Lisa, une surveillante SS qui la croyait morte au camp. Cette rencontre fantomatique – Lisa n'est jamais sûre d'avoir réellement affaire à sa victime – replonge la gardienne dans les affres de son passé, et la contraint à révéler à son diplomate de mari la réalité de ses occupations durant la guerre. Celui-ci, d'abord choqué, scandalisé, s'accommode assez rapidement de ce parcours de nuit et de brouillard. Ajout de l'opéra par rapport au livre, le personnage de Tadeusz, le fiancé violoniste, apporte un climax dramatique à la fin de l'opéra : sommé de jouer une valse vulgaire pour le chef du camp et ses acolytes nazis, il interprète la Chaconne de Bach. C'est une leçon et un défi lancé par l'artiste, vrai détenteur fût-il juif de la culture musicale allemande, contre les imposteurs en uniforme. Il paiera de sa vie cette provocation. Ce thème du prisonnier défendant la culture européenne contre ceux qui la violent n'est pas une invention romanesque. Il rappelle le Requiem de Terezin de Josef Bor qui raconte l'histoire vraie du chef d'orchestre Raphaël Schächter qui parvint à répéter et faire représenter le Requiem de Verdi devant Eichmann au camp de Terezin.

La Passagère est un opéra long, près de 2H40, qui s'écoule à un rythme lent. La scène est coupée horizontalement en deux parties contrastées : en haut le présent paradisiaque d'une croisière où Lisa est face à ses atermoiements et à ses affres, en bas l'enfer d'Auschwitz. Au dessus la passerelle du paquebot, où un monde chic habillé de blanc danse sur des musiques jazzies, en dessous le camp où la Lisa machiavélique s'évertue à manipuler à son service la détenue Martha et son fiancé Tadeusz.

A écouter et étudier la partition, Chostakovitch y avait «mieux compris, à chaque fois, la beauté et la grandeur de cette musique». , Lisa exterminatrice dans le camp et veule face à ses fantômes, comme , Martha d'une force rayonnante d'une lumière d'une autre planète (ce regard dans les toutes dernières images…) trouvent ici les rôles de leur vie. Le moment où la jeune fille russe entonne une chanson populaire, est un moment fort de la partition, qu'incarne Svetlana Doneva avec intensité. Les rôles masculins sont tous bien distribués, avec en particulier Walter le mari de Lisa, , qui donne le change jusqu'à ce qu'on se rende compte qu'il a l'épaisseur morale d'une crêpe.

L'opéra est-il un chef-d'œuvre oublié sur lequel il faut se précipiter? La précipitation ne sied pas à la Passagère. Le destin d'exilé de Weinberg, jeune homme polonais au moment de la guerre et dont la famille fut exterminée dans les camps, la sobriété du langage musical, le dramatisme d'une dignité absolue, l'histoire même de cette œuvre restée clandestine durant quarante années alors qu'elle traite de l'événement collectif le plus marquant de l'histoire occidentale du XXème siècle, tout cela fait de cet opéra une œuvre qui trouble, qui choque. Elle nous fait réfléchir sur la capacité ou plutôt l'incapacité du monde institutionnel et l'art musical à reconnaître les victimes. Le Bolchoï ne voyait pas en quoi il fallait monter cet opéra en Russie, ni en quoi il était un révélateur de l'Histoire russe. La Passagère est une œuvre au delà du chef-d'œuvre, elle est notre Mémoire.

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