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Cors et cris à l’IRCAM

Deux des Études pour piano de Ligeti, purement acoustiques, ont intelligemment ouvert ce concert. Ouvrir au sens de débuter ; mais aussi en sa signification apéritive, où les papilles s'éveillent.  Avec ironie, Julien Le Pape offre un premier degré « qui ne paie pas de mine » mais que traversent immédiatement deux singuliers entendements : ces deux pages font écho à Debussy (la sculpture d'espaces-temps libres, dont la dramaturgie est emplie d'insolites surprises, à la limite du saugrenu, du coq-à-l'âne) et à Janaček (un profond sens du plein-air, du dehors, avec tous les rituels musico-sociaux, telles les fanfares qui lui sont associés). Voici une riche personnalité musicale, à réentendre dès que possible. Ainsi l'espace de projection, comble, était-il préparé à découvrir une nouvelle œuvre de .

Cors et cris est loin d'être le baptême électroacoustique de , qui qualifie ainsi les relations qu'il a entretenues avec ces technologies : « Ma vie a été émaillée de coups de projecteur successifs sur l'électroacoustique au travers de réalisations ponctuelles qui y faisaient peu ou prou appel. » Et, à cet égard, trois œuvres, conçues avec des outils analogiques, furent réalisées au GRM, dont Cette étoile enseigne à s'incliner (1970) et l'ample Une saison en enfer (1979-1980), puis une avec du matériel numérique, à l'IRCAM, La variation ajoutée (1984-1986).

Quant à Cors et cris, son titre est un signe amical à Claude Ballif et à son opus 39, À corps et à cris. En son projet, cette œuvre est une trajectoire qui part de spectres sonores empruntés à des cors d'harmonie et les déploie dans le temps et dans l'espace. Tel Stravinsky usant, à sa main, du sérialisme (avec le recul, on mesure combien l'y destinait l'épure du néo-classicisme à laquelle il avait procédé lors des trois décennies précédentes), , dont le langage s'est forgé dans le sérialisme, est donc entré, en 2011-2012, en pays spectral. Mais, assurément il conserve, intacte, sa propre invention : Cors et cris débute dans le plein air (des appels de cor, avec de simples intervalles harmoniques, donc hors du tempérament égal), là encore avec des échos à ce que, depuis Debussy et Janaček, ce dehors porte de significations, appel à la liberté pour l'un, lieu de ciment social pour l'autre. Puis il pénètre dans l'intérieur du corps, jusqu'aux abyssales résonances de l'intime, avec son dénuement sonore épuré. En ses vingt-cinq minutes et en sa trajectoire, cette œuvre allie lisibilité et bifurcations insolites, sections contemplatives et passages vigoureusement rythmés (des façons de toccata), tous éléments qui rappellent combien, dans ses pièces instrumentales abstraites (Sept bagatelles, pour orgue), dans son opéra Le premier cercle et dans ses larges pages vocalo-orchestrales (Shin'Anim Sha'Ananim) ou orchestrales (L'espace du souffle), Gilbert Amy sait établir et mettre en scène une dramaturgie signifiante.

L'oreille harmonique est d'une rare finesse, notamment dans certaines dissociations instantanées d'objets accordiques complexes, entre des sons électroacoustiques qui, à bas-bruit, se mêlent aux instruments graves, et une production électronique projetée, avec éclat, dans l'espace sonore. Loin d'être un condensé d'orchestre, l'effectif instrumental est scindé en entités autonomes : les deux cors auxquels un chœur de trois clarinettes répond souvent ; un bloc de quatre percussions-claviers (dont un synthétiseur qui déclenche les actions électroacoustiques) ; et quatre cordes. L'usage de l'électroacoustique est précis et subtil ; il préfère l'implicite et le mobile ; et il s'amuse à muter les sons pour, au cœur d'un tutti, faire surgir des clairières sonores et des perspectives harmonico-timbriques. La poétique de Gilbert Amy, celle qui avait nourri sa première œuvre (Œil de fumée en 1955), se déploie encore une fois, toujours aussi persuasive.

À l'exact opposé, La Muette de impose son explicite. Également donnée en première audition mondiale, ce qu'on pourrait qualifier de monodrame, ou d'acte théâtral chanté, écarte toute retenue expressive. C'est peut-être avec l'électroacoustique que la compositrice s'est exprimée le plus directement : dans des dynamiques souvent élevées qui traversent le corps, se succèdent des coups-de-théâtre où alternent des graves caverneux à faire trembler l'espace de projection (pour parvenir à cette extrémité, il ne faut pas retenir son bras) et des aigus vibrionnants, et où se succèdent des sons dont les finalités sont purement musicales et des effets dont l'expressivité théâtrale est le seul but. L'oppressant texte, en langue persane, autour duquel gravitait depuis longtemps, est « fort, raide, tendu, sans lyrisme ni compromis, et se situe en Iran sous le régime des Mollahs. ». Il est extrait d'un récit dans lequel l'écrivaine Chahdortt Djavann peint une jeune Iranienne ; emprisonnée et attendant le jour de sa condamnation à mort, cette dernière écrit, sur un petit cahier, l'histoire de sa tante qui, pour taire un passé douloureux et pour se préserver une part de liberté avant d'être pendue, avait préféré le mutisme. Qu'un compositeur soit attiré par la relation que la musique entretient avec le mutisme (il diffère toutefois de son cousin, le silence) éveille l'attention ; le XXe siècle est scandé de grandes œuvres (notamment un certain D'un espace déployé de Gilbert Amy) que le silence mallarméen a inspirées.

Toutefois, on comprend mal que lui ait associé un tel déluge de sons qui, redondant et prévisible, lasse. Ce projet se situe moins du côté de la poétique du silence ou de la ténuité sonore, que des manifestations épidermiques qu'engendre une identification scandalisée au sort que, dans une dictature, subissent une tante puis sa nièce. La partition, presque militante, est une façon de sismographe qui enregistre le ressenti d'un scandale politique et humain. Là est la limite d'une œuvre qui ne ménage pas ses effets. Intéressante, l'écriture vocale se déploie dans un vaste éventail, entre le récit susurré (une déclamation intime et presque en a parte) et l'exclamation lyrique. Depuis sa dense et retirée bulle de concentration, Donatienne Michel-Dansac y est engagée et émouvante ; sa palette de phonation vocale et d'intentions magnifie la subjectivité de cette œuvre. Mais
est-il besoin de vanter, de nouveau, les talents d'une des rares chanteuses à mettre ses hauts talents à la disposition des compositeurs vivants ?

Tout au long du concert, et son ensemble TM+ ont été, une fois encore, de passionnés et passionnants passeurs, précis et lyriques, offrant généreusement cette « poésie de l'exactitude » si chère à Paul Valéry. Au travers de ses si fines oreilles, les réalisateurs informatiques, Thomas Goepfer et Serge Lemouton, l'IRCAM a aidé les compositeurs a bénéficier d'impeccables premières auditions.

Crédit photographique : [TM+ – ensemble orchestral] © Patrick Messina

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