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Mitsuko Uchida dérangeante dans Schubert

C'est une bien étrange interprétation qu'a donnée des trois dernières sonates de Schubert. La pianiste japonaise, qui aborde ce répertoire très balisé d'une façon extrêmement personnelle, n'a visiblement pas peur de heurter son auditoire. Si son jeu finit par convaincre, il choque aussi.

La Sonate n°19 en ut mineur (D. 958), encore très beethovénienne, sort particulièrement endommagée d'une exécution d'une demi-heure, rendue excessivement pénible non pas tant par les multiples fausses notes qui s'échappent des doigts de , ni même par son manque criant de legato, mais essentiellement par la confusion des timbres qui règne sur son clavier, les thèmes peinant à se dégager. Que des dérapages se produisent en raison de son tempo hâtif, soit. Que les lignes soient quelque peu hachées, on y consent. Mais ce martelage symétrique des deux mains contredit l'essence même de toute œuvre pianistique, qui est de produire simultanément un thème et son accompagnement – l'un saillant, l'autre plus en retrait. Or, ici, la Sonate n°19 apparaît trop paritaire, trop équitable envers toutes les notes : c'est un jeu à somme nulle où aucune ne l'emporte. Si l'on devine pourtant une foi et un message, ils sont trop brouillés par les maladresses pour être reçus. C'est dommage.

Il y a du mieux dans la Sonate n°20 en la majeur (D. 959). Sans rien abandonner d'une mise en scène presque ésotérique, parvient cette fois à faire entendre un discours plus net. Si elle montre davantage de souplesse, elle se fait toutefois encore piéger par quelques chausse-trappes. Par ailleurs, l'interprétation reste résolument iconoclaste : un staccato intempestif vient notamment perturber la rondeur du premier mouvement. En revanche, la pianiste en use avec plus de pertinence dans l'Andantino, donnant ainsi à sa main gauche une grâce particulière. Le Rondo final trahit encore trop d'intentions et ne laisse guère de place à cet espace schubertien de liberté et d'intimité, où la musique ne se calcule pas. Sans être banales, les idées de Mitsuko Uchida pèchent plutôt par leur manque de naturel. La pause venue, on reste perturbé et agacé par ce style volontairement provocateur mais bel et bien unique.

Que se passe-t-il en seconde partie ? Peut-être désireuse de recentrer la narration de ces trois ultimes bijoux, Mitsuko Uchida se montre enfin à la hauteur du sujet, débarrassée de l'affectation qu'elle faisait peser sur les œuvres. Elle parvient à tenir sur une ligne de crête,  entre maniérisme et austérité. Enfin, elle timbre correctement le chant de la main droite ; enfin, elle parvient à des nuances convaincantes ; enfin, elle modère son tempo. Chaque  mouvement est parfaitement cerné : un Molto moderato aux doux airs de pastorale, dont Mitsuko Uchida fait fidèlement ressortir chacune des variations. L'Andante sostenuto est le moment fort de la soirée : le caractère funèbre est bien présent, mais tempéré toutefois par la sérénité de la pianiste, qui introduit un élément d'espoir dans ces pages déchirantes. Dans le Scherzo, elle nous invite plutôt à la danse, avant d'aborder comme un défi l'Allegro ma non troppo. À ce dernier mouvement, particulièrement décousu, Mitsuko Uchida  donne en effet une cohérence et un fil conducteur. Son jeu, à présent parfaitement équilibré, nous fait entendre les méandres de l'écriture schubertienne, soulignant les récurrences, mais ne les reproduisant jamais à l'identique. Elle surclasse ici les meilleures versions connues, méritant enfin les honneurs du public.

Photo : © Richard Avedon

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