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Deux nouveaux opéras de Philippe Hurel et Jérôme Combier

À Lyon, absence de biens ne nuit pas !  La capitale des Gaules a offert, à cinq jours d'écarts, deux créations lyriques, successivement de (Terre et cendres, le 9 mars, au Théâtre de la Croix-Rousse) puis de (Espèces d'espaces, le 14 mars, au Théâtre de la Renaissance, à Oullins).

Dans le premier cas, une commande de l'Opéra de Lyon, épaulé par le GRAME – centre national de création musicale ; et dans le second, par le GRAME seul. Achevons d'être précis : ces deux productions appartiennent à la pertinente biennale Musiques-en-scène que le GRAME organise. Un autre point unit ces deux ouvrages : et ont choisi, pour matériau verbal, non pas un livret original, mais un ouvrage littéraire déjà publié, respectivement d'Atiq Rahimi et de Georges Perec.

Terre et cendres est d'abord un roman d'Atiq Rahimi, publié en 2000. L'écrivain franco afghan en situe l'action en Afghanistan, pendant la guerre contre l'Union soviétique : un vieil homme annonce, à son fils, qui travaille à la mine, qu'un bombardement a tué beaucoup d'habitants de leur village, dont sa femme, et que, sous l'effet du souffle, son fils survivant est devenu sourd. En 2007, de son roman, Atiq Rahimi a tiré un beau film. Et, pour cet opéra, il a ramassé son propre roman et en a écrit le livret. Mais, loin d'égaler qui, pour Thanks to my eyes d', a su « élaguer l'arbre sans le couper », Atiq Rahimi a affadi son roman : son livret hésite entre pièce de théâtre, récit dialogué et conte (avec trois rôles parlés : deux narrateurs et un personnage accessoire). Puis, il se maintient entre le réel, menaçant et d'une violence désespérante, et une prise de distance symbolique. On notera toutefois la singulière fonction qui est assignée au chœur : non l'usage commentateur et oraculaire, telle que la tragédie antique grecque l'avait façonné, mais le partage du sort qu'éprouvent les protagonistes de l'intrigue. En dépit de ce dernier aspect, le lecteur-spectateur peine à trouver sa place et à être concerné, donc ému.

a écrit une bien intéressante partition. Un tempo (presque constamment)lent et des dynamiques (presque constamment) ténues créent un effet hypnotique, que renforce l'écriture instrumentale : à partir d'une modeste nomenclature (flûte, clarinette, trompette, trombone, deux percussionnistes, un zarb, un accordéon et cinq cordes), le compositeur crée des plages sonores que colorent de symboliques échos à des musiques ethniques (intervalles non-tempérés à la clef) et qu'interrompent quelques accès de violence sonore. Aux voix, la partition offre une vaste palette : le mélodrame (imposé par le livret, lorsque les narrateurs s'expriment, soit environ la moitié de l'ouvrage), l'expression vocale collective (riche en modalités et évoluant entre hétérophonie et polyphonie, elle semble prolonger celle de ) et l'écriture vocale soliste (elle tient du plain-chant et du récitatif mélodisé).

Quant à , il a peiné à embrasser cette partition. Loin de suivre Jérôme Combier dans sa subtile abstraction sonore, il a pesamment territorialisé le récit. En premier lieu, la scénographie gên cette production : si, à cour, le groupe instrumental occupe le tiers du plateau, le reste de la scène est si encombré (une voiture calcinée, un pneumatique, des fragments de murs, des poteaux en ciment brisés et jonchant le sol) que les acteurs et chanteurs ont peu de place où évoluer et n'ont d'aure choix que d'être assis. Cette mobilité empêchée ne rejoint que rarement l'hypnotisme de la partition. Au contraire, l'écriture scénique rabat l'œuvre vers un prosaïsme insistant, sans rythme dramaturgique ni distance poétique. La direction d'acteurs abandonne à leur sort les deux principaux comédiens (Julian Negulesco et HamidReza Javdan, captivants), tandis que les chanteurs qui sortent du chœur pour endosser un rôle individuel sont priés de s'arranger avec ce troublant changement de statut et avec leur délicate ligne vocale. Depuis quelques années (on se rappelle une production, d'une grande vulgarité, de Don Giovanni, avec la compagnie ), semble en perte de lucidité et s'éloigne du sillage de où il a élaboré tant de si mémorables mises-en-scène.

Dirigeant efficacement l'Ensemble choral et instrumental de l'Opéra de Lyon, Philippe Forget assure, à lui seul, la continuité musicale et théâtrale d'une partition à réentendre.

Pour son premier opéra, a réalisé un coup de maître. On sait ses affinités avec le grand romancier Claude Simon dont il a épousé la pluralité simultanée de cordes et de structures de récit et chez lequel de courts évènements donnent lieu à des temporalités longues, tous éléments qui créent une poétique obsessionnelle et rituelle. Pour ce projet, Philippe Hurel s'est tourné vers un autre géant, Georges Perec, formidable écrivain de la mémoire et des rituels mnémoniques qui luttent contre l'oubli des cataclysmes dont le XXe siècle n'a pas été avare.

Espèces d'espaces

Dans l'impressionnant catalogue de Perec, Philippe Hurel a choisi Espèces d'espaces, dont le sous-titre est : tentative d'épuisement d'un lieu parisien. Dans ce texte, Perec considère l'espace d'une pièce, puis l'élargit, successivement, à un appartement, un escalier, un immeuble, un quartier, une ville, un site rural, enfin la notion-même de Nature et, plus outre, le vide sidéral (on pense à la métaphore de l'oignon que, jusqu'à sa vacuité centrale, pèle Peer Gynt dans la pièce d'Ibsen). Le ton est celui, amusé, d'une pseudo-conférence universitaire (comme dans Cantatrix sopranica L.) où résonnent la curiosité scientifique et l'obsession des listes comme de l'art combinatoire ; plus profondément, ce dispositif aspire, existentiellement, à épuiser le réel.

Dans sa partition, Philippe Hurel fait écho à tous ces plis et replis, grâce à de vifs contrastes de tempo, de densité polyphonique, d'expression vocale (une soprano et un comédien), de matériaux bigarrés (son écriture de nature spectrale mais aussi une chanson populaire) et, surtout, de ton. Initialement futile, l'expression plonge, petit-à-petit, dans des univers – sonores comme mentaux – de plus en plus anxieux, jusqu'à frôler, avec pudeur, cette barbarie nazie qui avait englouti les parents de Georges Perec (son père tué à la guerre, sa mère assassinée en déportation). Philippe Hurel parvient à créer, en musique, le suspense angoissant qui tenaille tout lecteur de Claude Simon ou tout auditeur de . Indiscutablement, cette œuvre bouscule, et sème un trouble que seule un longue décantation dissipera. Alors en surgiront les puissantes lignes de force et la mémoire des différents instants qui l'ont constituée.

Réalisée dans une très modeste économie, la mise-en-scène privilégie la mobilité des deux acteurs et le jeu avec des éléments (structures scénographiques ou cadres de tableaux) qui décomposent l'espace rationnel et créent d'inattendues aspirations au vide. Les deux interprètes (tant l'éclatante que le comédien Jean Chaize, faussement placide) sont idéaux, que jamais l'alerte rythme scénique ne trouble. Dirigeant son talentueux 2e2m, achève de faire de ce spectacle un rare moment de théâtre lyrique et musical.

Cette période est décidément faste pour Philippe Hurel. Le 20 février dernier, au Théâtre des bouffes-du-nord, le virtuose ensemble Court-Circuit (Philippe Hurel en est le directeur artistique) fêtait magnifiquement ses vingt ans (notamment, au programme, son Pour l'image, écrit en 1985-1986). Puis, le 25 mars, au Printemps des arts de Monte-Carlo, aura lieu la création de sa plus récente pièce orchestrale. Un printemps généreux et partagé …

Crédits photographiques : Terre et cendres© Jean-Pierre Maurin

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