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Biennale de la danse de Lyon : vitalité et diversité

Si, à force d'éditions successives, un festival annuel est guetté par la lassitude, le rythme biennal conjure ce risque. Le public attend l'évènement avec une impatience accrue ; et, de son côté, l'organisation peut cumuler les moyens de deux années budgétaires et financer des (co)productions plus substantielles. Du 13 au 30 septembre, la Biennale de danse de Lyon 2012 a honoré, à la lettre, ce cas de figure.

Sa communication est présente dans le dense réseau de transports collectifs, tandis que des manifestations festives (deux amples parades dansées, répétées en amont sur diverses places publiques telle la Place des Terreaux) l'ouvrent et la closent. Ainsi, généreusement ouverte sur la ville, participe-t-elle de la vie des citadins lyonnais, même de ceux qui n'assistent à aucun des spectacles programmés.

Cette fois conduite par Dominique Hervieu, la politique artistique de cette Biennale 2012 a convié le gratin des chorégraphes et compagnies de rang international. Entre autres : Rachid Ouramdane, Philippe Découflé, Mourad Merzouki, Jan Fabre ou Robyn Orlin. Et si confirmation était nécessaire, l'ample présence européenne des « professionnels de la profession » (toutefois proportionnellement faible au sein de salles pleines d'un public bigarré) l'atteste.

Ci-après, quatre chroniques s'efforceront de rendre compte de la vitalité et de la diversité de cette programmation. Bien entendu, le bouleversant … du printemps de Thierry Thieû-Niang et Jean-Pierre Moulères, déjà vu au Théâtre de la Ville, à Paris (cf chronique) et repris au Théâtre national populaire à Villeurbanne, ne sera pas du nombre.

Umusuna porte le poids de la récente histoire nippone. Et, que nos amis Japonais nous pardonnent si nous osons dire, sur la pointe des pieds, que, globalement, leur nation n'a toujours pas élucidé son histoire au XXe siècle, en particulier les deux défaites radicales qu'elle a subies. Si la première est « pensable » (la capitulation du vaincu, au même titre que les autres forces de l'Axe), la seconde (une injuste punition, précipitée des c(C)ieux : les deux bombardements nucléaires) ne l'est pas. Et, en une sorte de cécité volontaire mais suicidaire (nul peuple n'échappe à son Histoire : le refus dilatoire qu'il met à éviter de penser son passé lui revient, toujours au visage, avec d'autant plus de violence qu'il aura mis d'énergie à l'écarter), la culture politique japonaise se complait à confondre ces deux défaites. (Quant à elle, avec ses cécités sur la colonisation, sur l'Occupation et sur la Guerre d'Algérie, la France n'a nul exemple à donner, tant elle peine à achever cette tâche …) Toutefois, une poignée de créateurs japonais d'après 1945 (certes les plus grands : Kurosawa, Mishima, Oé, Takemitsu) aura présenté, à ses compatriotes, méfiants et taiseux, un travail comparable à celui que, en Allemagne et en Autriche, les Bernhardt, Fassbinder, Handke, Jelinek, Müller et Strauss auront destiné à leurs compatriotes respectifs. Assurément, (né en 1949), avec son appréhension anxieuse de la vie et de la mort, est de ces grandes figures.

Au lendemain d'Hiroshima et de Nagasaki, Hijikata fonda le genre chorégraphique dénommé butô, radicale cérémonie de mort. Depuis 1975, et sa compagnie poursuivent ce sillon, mais, par abstraction et symbolisation, muent sa morbide implacabilité en une poétisation de l'espace, et attirent ses funèbres ritualités vers un onirisme sur la souffrance et la cruauté humaines.

Sous-titrée Mémoires d'avant l'Histoire, Umusuna est une grande œuvre. Ainsi en définit-il le titre : « Umusuna est un mot d'origine très ancienne, du japonais archaïque. « Umusu » signifie naître, commencer sa vie, venir au monde. « Umusu » porte aussi en lui la notion double du tout et du rien, de l'existence et du néant. « Na » évoque la terre, le sol et le pays. » Ce ballet s'offre d'abord comme une méditation sur le temps : souvent présents, deux sabliers démesurés égrènent le sable, inéluctablement. Un dispositif scénographique épuré achève de convier le spectateur à l'essentiel et le conduit à découvrir d'implacables ritualités : des expressions physiques itératives et proches de sculptures ; des territoires scéniques autorisés ou interdits ; et des matériaux, tantôt inertes à la lumière, tantôt miroirs incandescents. Tout au long de ses sept tableaux, Umusuna est d'une indescriptible beauté. En solo ou en groupe, chaque danseur développe un vocabulaire chorégraphique à la virtuosité millimétrée et où le corps n'est pas (comme en Occident) désuni en parties majeures (le tronc et les quatre membres) et mineures (la main et les doigts). Avec ce corps continu et insécable, la relation à la terre et au cosmos en est bouleversée. Est-ce volontaire ou non, son architecture reprend la double forme rhétorique du discours cicéronien que l'ère baroque adopta à son tour : un récit en cinq panneaux intermédiaires, qu'encadrent un exorde (ou prélude) et une conclusion (ou postlude) ; et, dans ce récit, vit une forme en miroir. Les intitulés des cinq parties qui constituent ce récit l'attestent : Tout ce qui naît (II) et Sédimentation et érosion à l'infini (VI) puis Mémoire(s) de l'eau (III) et Miroir des forêts (V) en encadrent le cœur (Dans le vent qui faiblit au loin, IV). Se refermant sur lui-même, Umusuna est sa propre origine et sa propre fin. Précise et virtuose, la compagnie contribue à ce que ce spectacle laisse une empreinte indélébile.

Bien loin de son festif Blanche-Neige (2008), offre une nouvelle œuvre, sombre à l'extrême, qui trouve son origine dans le roman homonyme (paru en 2011 aux Éditions de Minuit) de Laurent Mauvignier. Ce récit décrit un fait divers qui se produisit à Lyon en 2009 : quatre vigiles d'un supermarché lyonnais tabassèrent un jeune homme jusqu'à la mort, au motif qu'il y avait dérobé et consommé une canette de bière. Au-delà des faits rapportés, ce texte, considérable, enjoint à son lecteur de le suivre dans un rhizome qui fourmille de points-de-vue (celui, quasi-christique, de ce sacrifié mais aussi ceux de chaque tortionnaire, de l'appareil judiciaire et de tout vulgum pecus), de lieux (pas seulement le lieu de l'assassinat) et de temps (la pointe de l'évènement, mais aussi ses « avant » et ses « après »). La rigueur, au cordeau, de son écriture achève de donner, à ce récit, une puissance universelle.

En choisissant ce texte dont la perfection accomplie suffoque (la dernière page refermée, le lecteur y traque un air raréfié) et qui offre peu d'interstices par lesquels glisser son invention, ne s'est pas facilité la tâche. Du roman, il réalise une sorte de commentaire littéral, donc redondant. Non de cette redondance assumée dont, à la façon d'Edward Hopper, le cumul saturerait l'esprit et les sens pour mieux les convier à un ailleurs. Mais de celle à laquelle on se résigne tant on ne parvient pas à dépasser la singularité du modèle admiré mais simplement imité.
Le comédien Laurent Cazenave n'y est surtout pour rien (ou plutôt si, tant son talent est magnétique), mais sa présence, du début à la fin du spectacle, a monopolisé l'attention d' et l'a enserré dans des rets infernaux. Le travail scénique (le spectateur le devine, puisque le récit le précède) échoue à créer un espace purement chorégraphique. Entendons-nous : un « échec » (ce mot est bien trop fort) d'Angelin Preljocaj vaut davantage que les « réussites » de bien des chorégraphes courants … Au contraire, de tels achoppements préparent souvent de futurs chefs d'œuvre. Et saluons le travail des six danseurs, magnifiques de présence et de précision. Du 23 février au 3 mars 2013, le Théâtre de la Ville, à Paris, présentera ce spectacle, qui depuis lors, aura « vécu » : déplacez-vous et faites-vous votre idée, tant rien de ce qu'invente Angelin Preljocaj n'est jamais anecdotique.


Peu de chorégraphes actuels possèdent, à ce point, l'acuité auditive qui structure Israel Galvan, qui fait musique de tout. Dès ses premiers instants, La Curva agrippe l'ouïe au collet : le plateau est constellé de microphones captant le moindre décibel qui y sonne ; une très soignée écriture électroacoustique les décuplera et les muera constamment. Ainsi ces déambulations pédestres, ce travail chorégraphique et ces claquements de doigts, quand des cathédrales de chaises ne sont pas précipitées au sol, quand des objets (table en bois, plaques de verre) ne sont pas foulés au pied, et quand la veste en cuir d'Israel Galvan ne devient pas instrument de percussion. Le matériau concret (au sens de la musique concrète) de La Curva est aussi raffiné et structurant que l'écriture sonore dans les films de Tati (Play Time) ou de Godard (Passion).

La part concrète de ce spectacle n'est pas la seule à rassasier les oreilles. Outre les improvisations de la pianiste Sylvie Courvoisier et outre la vie rythmique que, bien au-delà du travail de palmeros, le géant Bobote déploie, un trésor musical absolu irrigue La Curva : posée sur la scène telle le Massif central, Ines Bacan (sans doute la dernière détentrice du chant flamenco en quart-de-tons), sorte de Tirésias, délivre son chant oraculaire. À elle seule, cette bouleversante chanteuse ferait entrer le spectacle dans l'universel territoire de la mémoire si Israel Galvan ne se situait pas à ses altitudes. Honorant l'essence de la danse flamenca, il l'envahit de sa débordante invention. Tout comme Ushio Amagatsu dans l'Umusuna chroniqué ci-avant, il conçoit le (son) corps comme un tout insécable. Depuis le talon jusqu'au plus infime mouvement de doigt, il occupe, à lui seul, tout le vaste espace scénique et donne l'illusion d'être plusieurs. Sa captivante virtuosité et sa longiligne stature tissent une écriture arachnéenne, que nourrit un fréquent humour. Peu de spectacles portent, à ce point, une si irrépressible force de vie, et, avec une pensée aussi exigeante et des moyens aussi recherchés, emportent la fascination d'une salle. À son tour, le flamenco touche alors à l'universel.

Chapeau bas à . Le demi-siècle dépassé, elle a renoncé à une stabilité institutionnelle (diriger un centre chorégraphique national) qu'elle aurait pu proroger jusqu'à sa « retraite » (mais un authentique créateur peut-il seulement faire valoir ses droits à la retraite ?). Telle une chorégraphe émergente, elle part sur les routes avec un modeste baluchon : des projets et une maigre équipe (artistique et administrative).

Depuis plusieurs années, son invention transperce les frontières usuelles de l'art chorégraphique et emprunte l'écriture-de-soi au roman, au cinéma (expérimental) et à la photographie. En environ une heure, Nocturnes est une chaîne d'approximativement cent-cinquante instantanés photographiques, le plus bref dure deux secondes et le plus long n'excède pas la demi-minute. Chaîne, ou plutôt entrelacs d'une dizaine de récits fragmentés, chacun à résonance autobiographique, autour de « la mémoire, le vivre ensemble, la question de l'Histoire aussi, de ce qu'on a transmis, de ce qu'on va transmettre ». Immédiatement (et d'abord parce que la Guerre d'Espagne y surgit en premier), cet inquiet et éclaté travail « chorégraphique » résonne avec l'art de Claude Simon. En un second temps, un autre géant littéraire surgit à l'esprit : le romancier portugais António Lobo-Antunes. Tous trois partagent le miracle de créer un tout continu, fait de la plus concrète matérialité de la vie (loin des cimes mallarméennes) et d'une irrépressible mélancolie. traque ce que, de nos jours, il en est de la nature humaine : son constat est oppressant mais si lucide … Le Théâtre de la Bastille, à Paris, accueille ce spectacle jusqu'au 27 octobre, ne le manquez sous aucun prétexte.

Crédits photographiques : : © Michel Cavalca; Preljocaj : © JC Carbonne; Galvan : © Felix Vazquez; Marin : © Christian Ganet

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