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Bâle : Katia Kabanova, captivant et original

Aux deux lieux dissemblables dans lesquels s'inscrit cette œuvre (la Moravie, selon Janáček ; et, en Russie, les bords de la Volga, selon Ostrovsky), cette production en ajoute un troisième : une usine de traitement des eaux usées.

Elle déplace donc l'époque (de nos jours) et le lieu : par excellence, le terrain de l'anti-Nature ou de la contre-Nature. Cette Nature salie pèsera sur tous les rapports humains : personne n'y sera jamais face à lui-même et à sa propre intimité ; personne n'y sera jamais seul, tant épier autrui est une norme de comportement.

Dans cette irréductible impossibilité de toucher l'autre, le décor joue un rôle important et oppressant. Trônant au milieu d'une masse d'eau, un bâtiment quadrangulaire pivote et, au gré des six tableaux, montre ses quatre faces. Si les deux côtés sont neutres, la face arrière, abîmée, ressemble à une façade de squat, avec ses huis partiellement obturés de parpaings et avec ses matériaux déconstruits. Quant à la face de devant, elle consiste en une coupe frontale de cette usine de traitement des eaux, dont le niveau supérieur accueille la salle des opérations. Chacun des personnages y est chaussé de bottes en plastique et vêtu de blouses et couvre-chefs protecteurs, la masse d'eau polluée et le travail dans l'usine l'imposent. Loin d'en être congédiée, la Nature y est omniprésente, mais meurtrie.

Aussi une profonde mélancolie pèse-t-elle sur toute cette intelligente production, mais qui jamais ne rend monotone la représentation. La direction d'acteurs substitue, au peu de contacts physiques, des regards intenses et des jeux de scènes lents et tendus. Pour abstrait et « taiseux » que soit le fondement de son projet dramaturgique, rend palpable la moindre des détresses qui hantent ces personnages. Échappant à tout manichéisme, chaque personnage dessine sa propre trajectoire éperdue ; à commencer par le rôle-titre (un gouffre de fébrilité velléitaire) et par (une autarcique patronne d'usine). Personne n'a ni tort ni raison, n'est victime ni coupable.

Le risque serait que le spectateur soit tenu, froidement, à distance, de ce désastre qui se déroule sous ses yeux. Or, en une intelligente complémentarité, la Nature jaillit, omniprésente, de la fosse d'orchestre. S'attachant moins à forger un lyrisme appuyé qu'à laisser les instrumentistes trouver leur épanouissement (le sonne libre et fruité), offre une sorte de pleine célébration du plein-air, comme si la représentation se plaçait au milieu d'un serein cours d'eau et d'une végétation intacte où la gente animale s'ébrouerait avec bonheur. De Janáček, il privilégie le visage debussyste (celui des Images pour orchestre). Sans hiatus, il crée une matière sonore fluide et gourmande, en opposition avec les heurts dramaturgiques. Le résultat global est captivant et original.

Le plateau vocal est de fort belle tenue et, à l'évidence, partage cette conception théâtrale radicale et oppressante. Dans le domaine contraint qui lui est assigné (hormis le solaire jeune couple – Warwara et Wanja Kudrjasch – qui irradie la représentation), toute l'équipe vocale mérite de solides éloges. On y distinguera plus particulièrement trois chanteurs à la passionnante musicalité : (en Wanja Kudrjasch, ce ténor au timbre clair frappe par ses élans et expressions juvéniles) ; (exemple rare, cette ardente chanteuse, en Warwara, allie la tessiture d'un mezzo-soprano au timbre d'une Pamina) ; et , marquante Kat'a Kabanová, dont la dimension tragique est d'autant plus poignante qu'elle est exprimée avec pudeur.

Crédits photographiques : (Kat'a Kabanová) & (Tichon Kabanow); Vue d'ensemble © Hans-Jörg Michel

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