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La mélancolie orchestrale selon Jacques Lenot

Dès ses premières œuvres – précoces et saisissantes –, a respiré le double souffle – contradictoire, s'il en est – de puissants aînés : Boulez et Bussotti. Du premier, il a aimé le domaine – puis l'esprit – sérialiste et une relation profonde au Livre mallarméen ; du second, il a poursuivi le violent combat, à distance, entre une philosophie matérialiste que subvertit une inquiétude transcendentale, et le questionnement du corps (pas seulement social).

Autodidacte total en musique, s'est nourri de sporadiques rencontres marquantes, à Darmstadt (Kagel, Ligeti et Stockhausen) et à Siena (Donatoni). Son univers repose sur un primordial trio de poètes (Rainer-Maria Rilke, Friedrich Hölderlin et Philippe Jaccottet, par ailleurs jamais mis en musique), que rejoignent des figures tels le peintre Marc Rothko et le poète Paul Celan. Le complètent quelques compositeurs pleinement ressentis (Bach, Debussy, Szymanowski, Webern) et un frère en mélancolie et en écriture de soi, Robert Schumann. Si un compositeur vivant est, à bon et exhaustif droit, hanté de mélancolie, en est un parangon.

Il s'agit de cette mélancolie qui parcourt l'Occident depuis l'antiquité grecque, dont Dürer établit un nouveau canon, dont Le Caravage et Rembrandt furent des héros et qui hanta les romantiques (le peintre Friedrich ; les gens de plume Büchner, Kleist et Musset ; Schubert et Schumann). Depuis le début du XXe siècle, elle fut et demeure un des seuls territoires où des créateurs, persuadés qu'ils survivent dans un monde peu ou pas habitable, trouvent encore quelque oxygène et quelque nécessité de vivre. Être mélancolique, c'est éprouver et méditer un perpétuel sentiment de la perte ; c'est constater que les ombres errantes sont plus vivantes que le quidam ; c'est se ressentir microcosmique au milieu d'une Nature infinie, ogresque et engloutissante ; c'est quérir (vainement) la totalité d'un monde dont seules des parcelles et des simulacres de vérité sont captables.

Cerner ce mélancolique équivaut à dresser le portrait de Jacques Lenot : des lignes tendues desquelles sortent des fantômes de timbres et de figures ; une dialectique entre de violents éclats dynamiques et de longues énergies bloquées ; des espaces intérieurs et intervalles creusés ; des temps musicaux, tantôt étals jusqu'à l'immobilité, tantôt précipités, haletants ; des clairs-obscurs pour seules sources de lumière ; et une poignée d'instruments favoris (flûte alto, cor anglais, clarinette en la, cor, alto et violoncelle) qui, tous, partagent des couleurs obombrées, des registres chaleureux mais différés. Les quatre œuvres ici gravées pour la première fois épanouissent ces composantes : Chiaroscuro [clair-obscur] qui exalte moins Le Caravage que le ténébrisme ; et ces trois Erinnerin als Abswesenheit [« faire du souvenir une absence »], fragment emprunté au poète Paul Celan.

Les interprètes ici rassemblés sont impeccables. qui, pour en avoir brillamment gravé l'intégrale de la musique pianistique, connaît son Lenot comme sa poche. Laurent Camatte, à la musicalité évidente et à l'archet aussi précis qu'enflammé. L', précis en tout (intonation, rythme, articulation, dynamique), riche de sonorités aussi belles dans leurs transparences que dans leurs plénitudes, et manifestement concerné par ces pages de haute virtuosité. Enfin, dans cette magnifique aventure, conduit magistralement ses collègues et a compris, sans défaut, cette incandescente musique.

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