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Présences 2013 à Aix-en-Provence

Inscrit dans l'opération Marseille Provence 2013 et ayant pour thème « Les compositeurs de la Méditerranée », Présences 2013 (23ème édition de ce festival de musique contemporaine que produit Radio France) s'est installé durant cinq jours, du 23 au 27 janvier, en un bâtiment unique : le Grand Théâtre de Provence à Aix-en-Provence. Le rédacteur de la présente chronique n'en témoignera, ici, que de ses deux derniers jours, les seuls auxquels il ait pu assister.

D'emblée, trois préoccupants défauts ont sailli.
Primo. Pourtant rompu à l'exercice, Radio France devrait savoir que réaliser et enregistrer trois concerts consécutifs (16 heures, 18 heures et 20h30) dans la même salle court le risque de ne pas laisser un temps suffisant aux dernières répétitions musicales et manipulations techniques (régie et prise de son). Ainsi un grave incident s'est-il produit : la nouvelle œuvre que Radio France avait commandée à Giorgia Spiropoulos a été déprogrammée à la dernière minute. Dans un festival de création, un compositeur serait-il une variable d'ajustement ?

Secundo. Posant ses valises à Aix-en-Provence, Radio France a fonctionné en hors-sol : hormis , aucun autre ensemble et institution régionaux n'ont été sollicité. Rien avec le Conservatoire d'Aix, avec le Centre chorégraphique national – Compagnie Angelin Preljocaj, avec le GMEM – centre national de création musicale ou avec l'Orchestre Avignon-Provence. Pas davantage d'action culturelle, sans parler des concerts, payants ; d'où des assistances clairsemées (même les deux concerts les plus fréquentés – samedi à 20h30 et dimanche à 18 heures – n'ont pas nécessité d'ouvrir les balcons). Esprit de service public es-tu là ?

Tertio. Au-delà du thème (la Méditerranée), chercher, à Présences 2013, une idée programmatique commune est vain. S'y déchiffrent trois sous-unités, de fort inégale nature. Tout d'abord, Radio France a commandé de premières (ou presque) et longues œuvres à des musiciens dont les pratiques orales sont le pain quotidien ou nourricier. Écouté via France Musique, le concert du vendredi 25 (la création de Music from Source, suite de David El-Malek puis de Point 33, concerto pour trompette orientale en quart-de-tons et chœur d'enfants d'Ibrahim Maalouf) fut un échec total : concevoir un pertinent noyau de quelques minutes ne prédispose nullement à architecturer temps et forme durant une heure. Plus solide, la deuxième sous-unité a concerné quelques piliers : un écrivain patrimonialisé (Camus), maigre compensation d'une exposition avortée ; des grands compositeurs (Berio, Francesconi, Gerhard, Ohana, Tomasi) ; et deux focus (Essyad avec deux œuvres dont une création ; Moultaka, avec cinq œuvres dont deux créations). L'ultime sous-unité, attachée à évoquer des villes (Le Caire – Alexandrie) fut édifiante. Répondant à un appel-à-projet qu'il avait lancé dans des milieux (lesquels ?) musicaux égyptiens, Radio France a récolté les compositeurs apparatchiks que les pouvoirs publics d'Égypte ont bien voulu signaler. Au-delà de leurs esthétiques néoclassiques de 1950, les compositeurs joués lors de ce concert (Mohamed Saad-Basha, Ramz-Sabry Samy, Khaled Shokry et Ahmed Madkour) ont présenté des œuvres qui ne sont pas faites, par dilettantisme ou absence de don, peu importe. Aucun de leurs auteurs n'entrerait actuellement dans un CNSMD français (ou leurs équivalents européens). Assurément, au travers de ses talentueux Conservatoires du Caire et d'Alexandrie, l'Égypte, grand pays de culture s'il en est, forme, en musique, les futurs alter ego des romanciers Alaa El-Aswany et Ahmed Alaidy ou des cinéastes Yousry Nasrallah et Marwan Hamed. Une intelligente mission de dix jours en Égypte aurait permis de dénicher ces jeunes compositeurs doués et inventifs, et Radio France eût alors été un commanditaire judicieux.


Aix-en-Provence. Grand Théâtre de Provence / Grande salle. 26-I-2013
. Luca Francesconi (né en 1956), Rest, in memoriam, pour violoncelle solo, dix violoncelles principaux & orchestre [première audition française] ; (né en 1938), Chant alluvial, sur un texte d'Ibn'Arabî, pour mezzo-soprano & orchestre [co-commande de Radio France et de l' ; première audition mondiale] ; (1925-2003), Quatre dédicaces, pour orchestre [première audition française]. Avec : Simona Caressa, mezzo-soprano ; , violoncelle ; ; Pascal Rophé, direction.

Du samedi, se distinguèrent les interprètes du troisième concert (2e2m et Pierre Roullier, fort compétents, comme à leur habitude) et le concert vespéral.

Dans Rest, in memoriam (2003-2004), Luca Francesconi a conservé, de son maître, la malice exploratoire de redisposer l'orchestre. En l'occurrence : derrière le chef et le soliste (le généreux ), les dix violoncellistes de l'orchestre font cercle ; plus au large, le reste de la phalange, et dont chaque pupitre est scindé en deux et en miroir, de part-et-d'autre du piano, placé au centre, dans la ligne de mire du chef. De Berio, demeurent deux reliefs : un intervalle (b-e) et des objets originaux (nulle citation) qui en ont le parfum-souvenir. Méditative, cette partition frappe par sa traque du silence ; l'écriture grouillante de micro-évènements qu'affectionne Francesconi crée un suspense. L'architecture et le déploiement, temporel comme spatial, sont magnifiques. Fugitives, passent, ça-et-là, quelques couleurs de Requies que Berio écrivit in memoriam Cathy Berberian … Rest, Requies, deux tombeaux (au sens baroque) où l'admiration pour l'absent est, à elle seule, flamme de vie.

affirme : « Chant alluvial synthétise toute la réflexion sur l'eau et l'oubli ». Comme toujours, le compositeur ne se paie pas de mots. Par ses proportions (la voix soliste et le grand orchestre et une durée de 45 minutes), par son poète élu (Ibn'Arabî) et par sa dense écriture, cette nouvelle œuvre laisse une forte empreinte. Comme dans son opéra L'eau (1982, également commandé par Radio France), le compositeur parvient à rendre, en sons, la minéralité d'une nature. À l'évidence, un substrat narratif anime, non seulement la partie centrale (chantée) mais également les premier et troisième volets. Comme toujours chez Essyad, l'écriture pour les vents et leur pneuma sont intimement ressentis et donnent des sonorités irradiantes, tandis que le maniement des cordes tient davantage de la vêture timbrique. Quant à l'écriture vocale, elle envoûte à force de mélismes infiniment ourlés, et à force d'un lyrisme qui se nourrit moins de sentiments que de l'immémorial souffle humain. Une deuxième ombre a passé : la présence de l'aride nature (oued soudainement débordant, terres demeurées sèches et surface humides à n'en plus pouvoir) que Claude Ollier déploya dans son roman La mise en scène. Dans ces deux œuvres, un similaire soin à chanter, en large, le concret jusqu'à le faire surgir, abstrait personnage.

Cet intense concert s'achevait par la première audition française de Quatre dédicaces [Fanfara (1982) ; Entrata (1980) ; Festum (1989) ; Encore (1978 ; révision en 1981). Première audition parce que ces quatre pages éparses ont été rassemblées en un opus (ainsi ont-elles plus de probabilités d'être jouées qu'en leur original état isolé) par Pierre Boulez puis baptisées en public en 2008. L'agilité de l'écriture est un enchantement, comme un des derniers échos de Sinfonia. Du pur et espiègle Berio et à réentendre dès que possible.

L', engagé et précis, tour-à-tour puissant et chambriste, a été un médiateur impeccable. Pascal Rophé a été totalement à la hauteur de ce programme exigeant et néanmoins réjouissant. Sa toute récente nomination à la fonction d directeur national de l'Orchestre national des Pays-de-la-Loire n'est que justice.

Aix-en-Provence. Grand Théâtre de Provence / Foyer. 27-I-2013. (1685-1750), Suite n°3, en ut majeur, a violoncello solo, BWV 1009 ; Judith Weir (née en 1954), Unlocked ; Giovanni Sollima (1962), Concerto rotondo; Avec , violoncelle.

Sous l'archet de Mario Brunello, cette Suite n°3 de Bach est devenue charnue et charnelle (le sommet en fut la Sarabande, suspendue). Sa polyphonie est plus d'harmoniques que de lignes ; son articulation est moins discursive qu'outil pour sculpter l'espace ; et sa rythmique organise moins le temps (une Courante assez gênée aux entournures et carrure) qu'elle ne tente de l'embrasser. Puis Unlocked (1999) est une suite de métaphores (mal) filées à partir de chants de prisonniers noirs retenus dans les prisons du sud des USA ; jamais la compositrice ne dépasse l'anecdotique. Enfin, Dans Concerto rotondo (1998-2000), Giovanni Sollima mêle, avec volubilité, de gestes instrumentaux et vocalités ethniques ; son imagination est vive et séduit, toutefois pas au point d'intéresser durant vingt minutes (le grand talent de Mario Brunello n'en est nullement responsable).

Gianvincenzo Cresta (né en 1968), In amoroso canto (ricalchi da Gesualdo), pour alto, quatuor-à-cordes & percussions [commande de Radio France ; première audition mondiale] ; Alexandros Markéas (né en 1965), Trois fois Hellas (trois plaintes), pour alto, quatuor-à-cordes & percussions [première audition mondiale] ; (né en 1967), Callara I, pour alto & quatuor-à-cordes [commande de Radio France ; première audition mondiale] ; Luciano Berio (1925-2003), Naturale,, su melodie siciliane, pour alto, percussions & voix enregistrée. Avec : Christophe Desjardins, alto ; Daniel Ciampolini, percussions ; Quatuor Voce.

Voici un programme monographique, non de compositeur mais d'interprète : Christophe Desjardins, qui propose sa méditerranéenne carte du tendre.

Dans In amoroso canto (ricalchi da Gesualdo), Gianvincenzo Cresta conserve, à peu de choses près, le squelette (structure par épisodes ainsi que matériel harmonique et mélodique) du madrigal Itene o mieie sospiri et, dans les interstices ainsi vacants, place ses rêveries sur la distance temporelle entre Gesualdo et lui. Rêveries sur les fonctions (« l'alto est le chant, le quatuor est le chœur et les percussions représentent des paysages sonores »), sur une « géographie musicale stratifiée ». Le compositeur semble avoir été guidé par un mélisandien « Ne me touchez pas ou je me jette à l'eau », plutôt que d'avoir empoigné son propre projet. Dans l'appropriation gesualdienne, Stravinsky fit bien plus fort.

Passé le calembour (moins facétieux qu'il y paraît) de son intitulé, Trois fois Hellas a, pour matériau initial, des miroloi, soient des chants de lamentation funèbre qu'exclament des pleureuses en Grèce. Leur lancinance, statique et plaintive, irradie ce triptyque, successivement mutant et fébrile, puis girant et subitement hérissé, enfin hoquetant jusqu'au silence. Alexandros Markéas parvient à donner, à l'alto, une fonction conductrice sans rendre subalternes le quatuor-à-cordes et les percussions ; au contraire, leur dialogue est l'architecture-même de cette belle œuvre, tendue et désolée.

En espagnol, « callara » signifie « il/elle se taira ». Mais de quel mutisme s'agit-il ? Est-ce le silence consenti et méditatif ? Ou est-ce ce bâillonnement auxquels les envahissants flux de sons et d'images voire les autocraties (politiques et consuméristes) réduisent l'espèce humaine ? refuse de répondre. Du moins, musicalement, conçoit-il une troublante ambiguïté entre une musique qui surgit imperceptiblement du silence et une autre qui réduit le silence au silence. Consenti, il est expression de liberté ; imposé, il en est privation violente. L'alto porte ce chant anthropologique, et le quatuor-à-cordes l'expression du son humain. Tout simplement bouleversant.

Enfin, Naturale, su melodie siciliane (1985) achevait ce passionnant programme tout entier voué à rechercher une bibliothèque musicale subjective et universelle (patent et stimulant oxymore). Luciano Berio y organise l'interpénétration et la friction d'un objet musical ethnique et d'une « encre écrite » fraîche. Certes cette démarche le tarauda dès ses premières œuvres, y compris électroacoustiques. Mais une fois les derniers feux du structuralisme éteints en lui, Berio la déplaça vers l'intime, le soi et l'onirisme, en un cheminement voisin de celui de Roland Barthes. User de l'art de Boccherini, Mahler ou Schubert ne lui fut ni arrangement, ni transcription mais un anxieux élargissement de sa propre mémoire. Lorsque, dans Naturale, il met en coprésence des chants siciliens et sa propre invention, il n'agit pas à la Janequin (Les cris de Paris) ou à la Gibbons (The cries of London) ; à l'exact opposé, le dialogue qu'il établit creuse, subjectivement, sa mémoire (et l'espace de jeu, puisque l'interprète y est mobile) et, par là même, l'ouvre à l'universel. Berio et Borges, mêmes tropismes.

Christophe Desjardins évolua à cette altitude : jamais narcissique mais guide exemplaire, successivement aède élégiaque et lucide sculpteur de sons, il a su conduire son auditoire dans les chemins irréductiblement singuliers de chaque œuvre. Méditerranée oblig(é)e, il fut une façon d'Orphée : chef de bande (félicitations à Daniel Ciampolini et au Quatuor Voce) et (r)éveilleur d'ouïe.

(1904-1965), Canti di prigionia, pour chœur, deux harpes, deux pianos et deux percussionnistes ; (né en 1967), Callara II, pour seize chanteurs, deux pianos, deux harpes & deux percussions [commande de Radio France ; première audition mondiale] ; Maurice Ohana (1913-1992), Avoaha, pour chœur, deux pianos & trois percussionnistes. Avec : , Roland Hayrabedian, direction.

Sur le papier, ce programme est cohérent et puissant ; à l'écouter, il le demeure.

En 1938, commença de composer Canti di prigionia, en immédiate réaction aux lois raciales que le fascisme, accomplissant alors son basculement définitif vers l'horreur, avait promulguées. En 1941, ces « Chants de prisons » connurent, dans la confusion organisationnelle propre au régime mussolinien, leur première audition. La capacité de résistance et le courage que Dallapiccola développa alors suscitent l'admiration. Dans cet opus qui n'a pas pris une ride, le compositeur transcende (sans l'évincer) le bel canto et embarque la vocalité dans des terres alors presque vierges, de l'abandonné au véhément, du parler murmuré au quasi-cri, en passant par le totalement détimbré. À la fois frère jumeau et ennemi, le percussif groupe instrumental (deux pianos, deux harpes et percussions) donne à l'écriture vocale son minéral hiératisme. Ainsi cette œuvre se situe-t-elle dans la descendance du « méditerranéisme » musical et du chant politique collectif au XXe siècle, que Darius Milhaud avait ouvert avec, respectivement, Les Choéphores (1915) et La mort d'un tyran (1932) que Dallapiccola admirait.

Bien entendu, Callara II poursuit l'ambitieux projet de Callara I. Il est remarquable que, avec une nomenclature toute différente (ici : seize chanteurs, deux pianos, deux harpes & deux percussions), Callara II n'ait pas amoindri le projet (cf ci-avant) que Callara I a ouvert. Zad Moultaka fait vivre, à une égale altitude, les mots mayas anciens qui trouvent ici une nouvelle expression et leur mise en musique qu'Alberto Ginastera réalisa dans sa fascinante Cantata par America magica. Dans Callara II, monde instrumental et vocalité collective s'affrontent différemment. Contrairement à Callara I, la seconde s'efforce d'émerger de l'envahissant premier ; le mutisme et l'inaudible, moins que le silence, en sont l'enjeu. Si Callara I a un horizon éminemment philosophique, le charnel Callara II incline vers l'univers anthropologique. Manifestement, Zad Moultaka entend, comme peu de ses collègues contemporains, le matériau vocal collectif ; sa singularité est de savoir laisser de l'expression subjective dans une collectivité vocale, ainsi qu'un grand metteur-en-scène d'opéra sait le faire avec un chœur (Patrice Chéreau, par exemple). Au-delà de Zajal (opéra de chambre créé en 2010 et donné lors du concert qui ouvrit ces Présences 2013), ce compositeur semble destiné à renouveler ce fameux genre dénommé « opéra ». Et si Callara III existe un jour, vers quoi tendra-t-il ?

Enfin, Avoaha (1990-1991). Dans sa pénultième œuvre, Maurice Ohana travailla sur l'écho musical que, à Cuba, les anciens esclaves provenant d'Afrique (noire et centrale) avaient laissé et laissent encore, et y mêla les inventions rythmiques caribéennes. Toutefois, Maurice Ohana n'y peut rien (à moins qu'il n'y puisse beaucoup !) : dans Avoaha, toutes les autres tensions entre écriture et oralité (plain-chant, flamenco, jazz, musiques côtières de Méditerranée, monothéisme et cérémonies magiques) qui griffent toute son invention perspirent, non pas superficiellement, mais structurellement, en un insu rhizome. Pour unifier cette polyphonie ethnique, un « rituel de combat afro-cubain », en douze épisodes sans interruption. Et le compositeur d'ajouter : « Les uns sont des conjurations, d'autres de simples « paysages » sonores évoquant les lieux ou l'heure. »

De ces trois œuvres, Roland Hayrabédian et « son » ont été des interprètes puissants, précis et inspirés. Nul doute que le jeune public, majoritaire lors de ce concert, en a reçu une impression durable et que quelques vocations musicales y ont, sinon éclos, du moins été fortifiées.

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