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Pierrot lunaire et Beckett à l’Athénée

En résidence à l'Athénée, la compagnie du Balcon peut prendre des risques. Ce n'est pas la première fois qu'on porte Pierrot lunaire à la scène ; on en fit même un ballet, que dansa Noureïev. C'est sous l'aspect musical que le projet du Balcon s'avère quelque peu sacrilège : l'œuvre est chantée en traduction française, par un homme, et celui-ci est équipé d'un micro. On y gagne ce qui était évidemment recherché, la compréhension immédiate du texte, mais on y trouve aussi des problèmes. Dans ce contexte, cela peut paraître étonnant, mais la sonorisation du récitant ne s'avère pas si gênante : en fait, ce dispositif est comparable aux versions sur disque, donnant à la voix plus de confort et de présence, des qualités encore plus nécessaires dans le cas d'une voix masculine.

La mise en œuvre du Sprechgesang posant déjà des difficultés extrêmes, la traduction doit éviter d'en ajouter de nouvelles. D'où la question de la variété prosodique des vers d'Otto Erich Hartleben, mais aussi de l'abondance syllabique et de l'accentuation tonique du français. Un des principaux problèmes se pose pour toutes les fins de vers féminines, par exemple pour le vers « Finstre, schwarze Riesenfalter », ici rendu par « Noirs les mornes papillons » : lors des trois occurrences de ce vers, la note finale écrite par Schoenberg doit être omise. Or cette pratique, courante dans les traductions d'opéra et de récitatif traditionnel, est évidemment beaucoup moins bénigne dans le cas d'une écriture aussi précise que celle de Pierrot lunaire. Quantité des syllabes, découpage de la phrase en mots, capacité de l'allemand à condenser le sens en mots composés (« Wunderrosen », « Heuchlermienen »), autant d'embûches supplémentaires. Ce n'est donc pas une mince réussite pour les traducteurs et les interprètes que de rendre cette version française finalement convaincante, par delà ses limites. Grâce à des élisions (« Pierrot err' sans repos ni trêve ») et au respect des rythmes (« Nocturne et maladive lune » pour « Du nächtig todeskranker Mond »), cette traduction est à la fois fidèle, habile, et surtout chantable tout en restant facilement compréhensible.


On a dit que le comédien Damien Bigourdan était aidé par le micro. De fait, malgré une voix peu colorée, il parvient à un résultat très satisfaisant en termes de contrôle de la ligne et d'exactitude musicale. La même qualité se retrouve dans les autres éléments du spectacle et en renforce la cohérence : une scénographie efficace, des projections vidéo frappantes, avant tout illustratives, un ensemble instrumental certes un peu terne, mais solide et bien mené par Maxime Pascal, qui dirige posément et avec finesse.

Words & Music, pièce radiophonique de Beckett, ne fait pas réellement pendant à Pierrot lunaire. La musique y joue un rôle capital, celui d'un personnage dramatique, et en même temps réduit, puisqu'il ne s'agit que de fragments décrits dans les didascalies, de manière quelque peu sybilline, et composés a posteriori par . La matière musicale, très parcimonieuse au début, s'enrichit progressivement en timbres, en motifs et en harmonies. Dans cette production de 2011, extrêmement dépouillée (rideau fermé, seul un comédien est assis dos au public), les musiciens de l'ensemble, Damien Bigourdan et l'impérieux Éric Houzelot concourent tous à créer une atmosphère énigmatique et finalement émouvante.

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