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Aurélien Dumont revisite Büchner dans Chantier Woyzeck

Chantier Woyzeck, le titre de l'opéra d', donné en création mondiale au Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine, prend ici un triple sens: celui du contexte de l'action située dans un quartier en chantier, une cité qu'on est en train de démolir, où les douze personnages, sorte de communauté sans normalité ni humanité, squattent un terrain vague baptisé « le plateau » parce qu'il surplombe la ville.

Chantier Woyzeck, c'est aussi la référence à l'état du manuscrit que Georg Büchner a laissé à sa mort, en 1837, alors qu'il avait  23 ans. L'ordre des différentes scènes du drame inspiré d'un fait divers, dont Berg va s'emparer dès 1913, n'a pas été fixé par l'auteur, qui laisse d'ailleurs deux esquisses de la pièce offrant des différences sensibles. A la suite de Karl Emil Franzos, qui a établi une édition critique de l'œuvre intégrale de Büchner, Paul Landau publie en 1910 une nouvelle version, titrée Wozzeck, créée à Munich trois plus tard et d'après laquelle Alban Berg écrira son propre livret.

Dorian Astor, quant à lui, remonte à la source et s'empare des fragments de la pièce de Büchner pour élaborer le livret d'un opéra « pour notre temps », en français et en 8 tableaux, 15 scènes et un épilogue. On y retrouve les mêmes personnages que chez Berg – Louise en sus – mais leur personnalité y est moins dessinée: ni Le « Docteur », ni Le « Capitaine » n'endossent véritablement leurs rôles de supérieurs. Ils s'expriment également dans le même registre que les autres personnages, Dorian Astor optant pour un langage direct et percutant.

Chantier Woyzeck, c'est enfin un travail de terrain, deux semaines de répétition au cœur de la cité Balzac, une résidence au Collège Paul Valéry à Thiais et des ateliers avec les élèves des écoles et du Conservatoire de Vitry-sur-Seine. Des actions qui se sont déroulées au rythme de la création, avec interprètes, compositeur et librettiste, tous investis dans l'œuvre en train de se faire.

L'histoire est celle d'un soldat pauvre, méprisé par ses supérieurs – un « capitaine » et un « docteur » à la sagesse bestiale – et dévoré par la jalousie, qui assassine sa compagne. Rejeté par son entourage et victime d'hallucinations, il bascule dans la folie.

De la mise en scène un rien brouillonne de , on retient surtout la dimension de la vidéo – celle de Gabriele Alessandrini – associant la projection d'images de démolition assez impressionnantes et la captation live des visages des personnages dont l'impact visuel est toujours très percutant. La scénographie très économe, avec un lavabo comme chez Warlikowsky, ménage un « plateau » surélevé où guitaristes, steel-drummer et chanteur rock peuvent se produire.

S'emparant d'un sujet fort et porteur, se lance dans une aventure sonore certes risquée – l'exemple de Berg en effraierait plus d'un ! – mais courageusement assumée. Il opte pour un effectif instrumental léger – dix instruments investissant « le plateau », dont deux guitares électriques, et un dispositif électronique. L'écriture très élaborée et regorgeant de trouvailles sonores joue souvent sur l'ambiguïté de la source électronique et du son instrumental parfois saturé – cordes, guitares électriques, steel-drum. Remarquable est la manière qu'a le compositeur de réagir à chaque situation dramatique pour trouver la couleur, le grain, l'alliage sonore qui nous mettent en phase avec la dramaturgie. Soustrait au regard du public mais non moins efficace, , à la tête de l', détaille toutes les finesses de la partition.

L'écriture vocale est envisagée avec la même flexibilité, du parler au chanter, de l'inflexion lyrique à la déclamation chorale, en passant par le rap et le jeu rythmique des voix façon « Kechak » balinais. La chanson rock accompagnée par les guitares électriques, que Woyzeck chante en anglais juste après le meurtre de Marie (« l'était une fois un pauv'gamin ») relance très efficacement l'action. La prestation tant physique que vocale du contre-ténor /Woyzeck, exploitant tous les registres expressifs de sa voix, est impressionnante; à ses côtés Marie/ ne démérite pas, émouvante dans la scène 11 où elle lit la bible. L'Écriture sainte est évoquée de manière très allusive dans le livret mais le chœur se met à chanter un choral… / Le « Tambour-major », /Le « Docteur » et / Le « Capitaine », dans sa chaise roulante, injectent toute la brutalité et la violence de leur être névrosé. / Margret, /Louise et /Andres (alias « le Bonimenteur » qui, au début de l'opéra, nous fait entrer dans sa « ménagerie » comme le dompteur de la Lulu de Berg) partagent cet espace commun et assument l'écriture chorale d'une belle efficacité au sein de la dramaturgie. Sur le flux diaphane de l'électronique, leur voix collective, dans l'épilogue, décrivant cliniquement la folie de Woyzeck avec une neutralité de ton glaçante, ponctuait l'opéra de manière terrifiante.

Crédit photographique : © Alex Bonnemaison

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