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Un Simon Boccanegra bienvenu par David Bösch

Ce Simon Boccanegra II induit un rappel immédiat : oui, un Simon Boccanegra I existe, que seuls les musicologues connaissent via la partition. Mais musiciens et spectateurs l'ignorent ; après quatre décennies à hanter les salles de spectacles, le rédacteur de ces lignes ne fait pas exception, qui n'en a jamais assisté à une seule production.

En France, la fameuse mise-en-scène que, en 1978, à l'Opéra Garnier, réalisa Giorgio Strehler (avec , dans le rôle-titre ; Mirella Freni, en Amelia ; Nicolai Ghiaurov, en Fiesco ; et Claudio Abbado à la baguette) fut fondatrice ; le public suffoqua d'admiration devant le génie des interprètes et devant cet impérieux ouvrage lyrique, scandaleusement ignoré. Depuis lors, les grandes scènes ont-elles ou non rattrapé ce retard historique ?  Hélas, non. Cette production lyonnaise, confiée à deux jeunes loups, est donc la plus que bienvenue.

Les publications verdiennes l'affirment : créé en 1857 au Teatro alla Fenice à Venise, Simon Boccanegra I serait un ratage (un livret indémêlable en serait la cause principale), alors que Simon Boccanegra II serait un des plus grands opus verdiens. Admettons. Toutefois, même rebâti par l'avisé Arrigo Boito, le livret de Simon Boccanegra II demeure confus : un quart-de-siècle sépare le prologue des trois actes, tandis que trois de six protagonistes se dissimulent derrière plusieurs identités. La belle affaire !  Combien de fils narratifs (au cinéma, The maltese falcon de John Huston ; au théâtre, les dernières pièces, dont Sophonisbe, de Pierre Corneille) sont un gigantesque égarement mais n'empêchent pas leurs œuvres d'être géniales ?  Le cœur de Simon Boccanegra II (à défaut que la version princeps puisse être interrogée) est, dans une atmosphère maritime, une époustouflante méditation sur le sombre de la nature humaine.

En Allemagne, (né en 1978) est une des jeunes figures du théâtre public ; depuis 2011, il est installé au Schauspielhaus de Bochum. En 2010, il a commencé à tâter également de l'opéra ; et, l'an passé, au Theater Basel, il mit en scène un intéressant Idomeneo de Mozart. Cette production de Simon Boccanegra confirme un monde dramaturgique personnel. Les personnages y évoluent dans un univers où vie et mort se fondent en un continuum onirique, fantomatique : leurs visages laissent hésiter entre masque et maquillage outrageux ; leurs regards sont hâves et hagards (les yeux sont charbonneux) ; certains vêtements sont déchirés, tandis que des salissures et des traces sanguinolentes constellent leur couleur blanche. Les murs portent souvent une figure, toute de couleur noire, mi-têtes-de-mort (des coulures de peinture tombent de leur partie inférieure) et mi-poulpes. Enfin, la nuit y règne, omniprésente, à l'exclusion de toute lumière naturelle. Instantanément, ce monde regarde le premier romantisme, allemand (Kleist, Büchner, Schiller) ou anglais (Walter Scott, à commencer par The Bride of Lammermoor, dont Donizetti avait tiré sa Lucia). Et convient-il à Simon Boccanegra II ?  Dans l'ensemble, oui.

D'emblée, le spectateur doit accepter que l'univers maritime, celui de Gènes où se passe l'action, est éludé. Le décor est une haute et large tour, percée d'huis (portes et fenêtres). Au prologue, elle est posée, massive, à mi-profondeur du plateau, et matérialise les remparts de la ville ; ça-et-là, les huis, ouverts, laissent le peuple (le chœur) s'exprimer ; enfin, sur sa façade, sont projetés, en alternance, dessins naïfs et graffitis verbaux, qui ressortissent d'un roman graphique. Puis, dans les trois actes, cette tour est ouverte en deux entités (l'une à jardin, l'autre à cour) dont les façades internes sont échafaudées ; l'espace médian du plateau représente tantôt un lieu personnel (les appartements de Boccanegra ou d'Amelia) mais funèbrement dépeuplé de tout mobilier et de toute décoration, tantôt les espaces publics où s'exerce le violent pouvoir politique. Violent car se concentre sur la cruauté politique, en écho à un livret où surabondent trahisons et complots ourdis dans les sombres replis des âmes humaines. L'expression de cette violence est réussie, sauf lorsque le metteur-en-scène se rabat sur des « objets transitionnels », trop superficiellement chargés de sens pour ne pas lasser : le sbire Pietro joue sans cesse avec son surin ; Amélia, lorsqu'elle est en mal d'enfance, ressort sa poupée et sa lampe de chevet ; et lorsque Boccanegra plaide pour la paix, les murs portent le graffiti « Pace ». Ces surlignements affadissent quelque peu cette vision ambitieuse et cohérente. La direction d'acteurs a semblé perfectible : pour chaque personnage, elle résulte davantage d'une suite de postures (par ailleurs sensées) que d'une écriture scénique où l'important est de tisser, entre elles, une continuité archi-tendue. À cet égard, Patrice Chéreau ou la cinéaste Pascale Ferran n'ont-ils pas montré la voie ?

Plus globalement, cette jeune génération de metteurs en scène de théâtre en Europe, à laquelle prend part, est marquée par une « policiarisation ». Sans doute regarder beaucoup (trop ?) de films policiers sur les petits écrans les a-t-il amenés à considérer que, en un funeste évitement, les rapports humains se vivent par le truchement d'objets industriels (tous semblables, de Tokyo à New York, en passant par l'Europe ou l'Afrique) et par l'uniforme chemin de cette enquête permanente où la culpabilité catholique que, au XXe siècle, les laïcités avaient écartée revient par la fenêtre. Décidément, entre culpabilité et objets mondialisés, l'alliance du capitalisme et du goupillon demeure, asservissante et castratrice de tout désir. Puisse, de nouveau, l'enquête laisser la place à la quête, où, seule gage des libertés publiques et individuelles, l'intériorité des pensées, des ressentis, des gestes et des regards domine. Un rêve passe…

Le plateau vocal a solidement contribué au projet de David Bösch. À commencer par , Simon Boccanegra d'ample envergure. Si, vocalement, il se joue d'une tessiture meurtrière (elle s'étend du second ténor à la basse), il déploie un timbre, une musicalité et une théâtralité bouleversants et rayonnants d'humanité. De cette mémorable incarnation, que privilégier ?  Le final du prologue où, du haut de la tour, il tient, dans ses bras, le cadavre ensanglanté de Maria ?  L'homme de pouvoir conciliateur à l'acte I (E vo gridando : pace !) ?  Ou le héros près de mourir, à l'acte III ?  À lui seul, il a exprimé l'envergure hugolienne de son personnage et… de Verdi. À ses côtés, est un Jacopo Fiesco torturé et subtil, tandis que Pavel Cernoch (Gabriele Adorno), au timbre solaire, peint intelligemment les élans et les errements propres à la jeunesse. En Amelia Grimaldi, laisse une impression mitigée : son émission vocale, anormalement élargie et poussée, a appauvri son timbre et a créé un inquiétant vibratello. Avec sa tessiture centrale entravée, elle a peiné, scéniquement et vocalement, à rapprocher son père (Boccanegra) de son amant (Adorno). Gageons que ce fut une fatigue de première et que les représentations ultérieures seront conformes au standard qu'attestent ses engagements dans les grandes scènes lyriques européennes (Londres, Munich, Paris, Vienne).

Le chœur et de l'orchestre de l'Opéra de Lyon ont été bien sonnants, colorés et précis de rythmes comme d'intonation. Il est vrai, le jeune (30 ans) chef d'orchestre a révélé une autorité naturelle : il a apporté un surcroît d'énergie à une théâtralité quelquefois alentie. Cependant, ça-et-là, lui a manqué ce tantinet de recul méditatif qu'appelait David Bösch. Un bien mince regret, au regard d'une prestation efficace.

Crédits photographiques : Verdi, Simon Boccanegra © Stofleth (photo 1 : , Simon Boccanegra et , Amelia Grimaldi); photo 2 : , Amelia Grimaldi et Pavel Cernoch, Gabriele Adorno)

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