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Le diable s’habille-t-il en Don Juan ?

Le libertin, qui accumulerait plus de 3 000 pièces à son sujet selon le Dictionnaire de Don Juan de Pierre Brunel, et dont les frasques ont été vivifiées sous la plume de Molière ou la baguette de Mozart, ressuscite à travers les mouvements du chorégraphe italien . La compagnie berlinoise du Staatsballett présente une production lascive et drolatique.

L'affiche placardée sur tous les murs de Berlin, avec le danseur Leonard Jakovina nu, affublé uniquement d'une fraise, tape à l'œil. Le ton provocateur de ce nouveau ballet invite les plus hardis à la rencontre de ce séducteur hors pair. « J'admire ce protagoniste parce qu'il est un pur hédoniste, qui ne succombe à aucune pression sociale ou religieuse. Il représente une part d'instinct humain, voire animal, en ne pensant qu'à l'immédiateté », soulignait à quelques semaines de la première.

La virtuosité du chorégraphe, ancien soliste du Béjart Ballet Lausanne le précède. Il collectionne les succès avec ses deux précédents ballets enchanteurs créés pour le Staatsballett de Berlin : Alice's Wonderland (2007) et Oz – The wonderful Wizard (2011). Pour Don Juan, l'artiste milanais sort de sa zone de confort féérique, dessinant à la Komische Oper un spectacle plus obscur, plus érotique aussi.

La sensualité reste le fil rouge de cette performance technique à la hauteur des attentes des aficionados des ballets néo-classiques. Les variations, comme celle de la puissante en nonne désabusée, touchent par leur gracieuse énergie, leur délicate robustesse. Mention spéciale à Ilenia Montagnoli, danseuse du Corps de ballet, qui interprète tout en volupté et en porte-jarretelles une Donna Isabella éperdue d'amour pour Don Juan. danse Elisa, une jeune fiancée promise à Carino () qui apparaît pour la première fois dans la version de Goldoni. Sa fraîcheur et son tutu pastel fleuri, ainsi que son travail de bas de jambes, rappelle La Fête des fleurs à Genzano de Bournonville. Quant aux singeries aériennes de Zanni (virtuose Vladislav Marinov), elles tranchent avec le solennel des apparitions du Diavolo (Michael Banzhaf en cuissardes noires masochistes à la Gaultier), venu des bas-fonds. Inspirés par les faciès de la Commedia dell'arte, mais aussi évoquant une sexualité apparente, les costumes ajoutent un soupçon d'humour potache à la mise en scène : les sexes des danseuses et danseurs sont camouflés sous des masques de Pantolone au grand nez crochu… à l'envers pour les messieurs ! Vous aurez compris la métaphore, coquine pour certains, déplacée pour d'autres. Bruno Schwengl s'est amusé à coudre les pensées quelques peu décadentes d' « El Burlador di Sevilla » pour le plus grand plaisir libertin de l'audience.

La production est truffée de scénographies originales qui assoient le génie narratif du chorégraphe. Par exemple le jeu d'escalade en ouverture, qui mime les nombreuses escapades de Don Juan depuis les fenêtres de ses demoiselles. Deux danseurs se répondent en symétrie et transcendent l'imaginaire, emmenant le spectateur hors de la salle d'opéra. Et que dire de la robe gigantesque, d'un taffetas léger, dominant Don Juan ou encore de cette gigantesque jupe dans laquelle le coureur de jupons se noie dans les courants jouissifs de la passion. Effets de miroir ou pas, la renaissance se fera en enfer. Don Juan est jugé. On lui impose une morale sans égal, le jugement de la gent féminine. Hélas, la surabondance de stimuli théâtraux cache par moment l'essence même des chorégraphies, justement lorsque Don Juan est happé dans les entrailles de l'enfer. Les yeux de la foule oublient les danseurs, cachés par les artifices de la mise en scène alors que leurs enchaînements frôlent la perfection.

Autre bémol : l'absence d'orchestre dans la fosse pour interpréter les partitions de . La capitale allemande n'a-t-elle pas les moyens d'orchestrer ses premières dansées par le Staatsballett ? C'est une honte que ses danseurs n'aient qu'une bande-son pré-enregistrée pour satisfaire leurs oreilles et leurs pieds ! Ingrat, mais vrai ! Malin, sauve les apparences et l'intensité de son Don Juan en ajoutant avec finesse sur scène la violoniste Lidia Baich. Ses interludes résonnent avec splendeur jusqu'au dernier rang. La musique prend ainsi un rôle de « juge » malgré la volonté du chorégraphe de n'imposer aucune morale. « Je ne souhaite pas introduire une leçon limpide car qui suis-je pour juger le comportement de Don Juan ? Je ne compte pas trancher entre le Bien et le Mal mais plutôt révéler que la vraie question se situe dans les choix de vie », précise Giorgio Madia. Une vie aussi solitaire que désinvolte. Et puis après tout, comme le disait si bien Molière, « tout le plaisir de l'amour est dans le changement », n'est-ce pas ?

Jade Albasini

En partenariat avec Berlin Poche

 

Crédits photographiques © Yan Revazov

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