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Le big-bang originel de Jan Fabre brûle toujours

En 1982, à Bruxelles, un chorégraphe de 24 ans déclenchait un séisme avec sa première pièce : C'est du théâtre, comme c'était à espérer et à prévoir, matrice de toute son œuvre. Trente-deux ans plus tard et pour sa création en France (no comment !), ce big bang est-il toujours aussi urgent ?  Bouleverse-t-il l'actuelle jeune génération comme il enflamma sa devancière ?  Radicalement, oui.

Un jour de 1982, le rédacteur de cette chronique entrait dans un modeste théâtre bruxellois où un inconnu dénommé présentait son premier opus. Saillait un entrelacs aussi  fascinant qu'indémêlable : un regard cinglant et lucide sur une société en panne d'utopies ; des rituels scéniques qui s'installaient dans la longue durée (en l'occurrence, huit heures en continu, sans entracte) ; et une écriture scénique qui, fondant danseurs et comédiens en un collectif d'acteurs, s'élaborait à partir de la performance de chacun. Repris en 2012, ce brûlot passe par Lyon, à l'invitation de la Biennale de la Danse, dans un Théâtre des Célestins comble, et devant un public, médusé et enthousiaste qui, pour sa moitié, n'était pas né en 1982.

Dix comédiens effectuent des gestes quotidiens qui, liés à l'exercice de leur métier, se réalisent hors de la scène ou sur le plateau : déplacer des chaises et des lampadaires (les seuls éléments de décor) ; se déshabiller, rester peu vêtu ou nu, et se costumer ; se mouvoir (marcher, courir, sauter, girer) ; fumer ; ou converser. S'y ajoutent quelques inventions scéniques, dont trois ont frappé. Dans une séquence, deux acteurs créent une galerie de l'évolution : couverts d'une glaise blanche, ils prennent ces poses que des naturalistes donnent à leurs animaux taxidermisés ; ainsi se rapprochent-ils de photographies qui auraient été captées lors d'une cérémonie de danses rituelles dans une ethnie africaine ou océanique. Puis, un couple, en panne d'érotisme, joue, durant environ une heure, à qui se déshabillera le plus vite ; de cette compétition, les corps sortiront épuisés, les vêtements en loque et le couple plus émietté encore. Enfin, à un autre moment, des acteurs attachent, à chacun de douze crochets qui pendent des cintres, un sac translucide, qu'ils percent et mettent en mouvement. Le produit tombé [la première fois, un liquide de couleur lactée ou séminale (les acteurs le lapent) ; et la seconde, du sable (ils s'y roulent)] dessine, au sol, une rosace. Immédiatement revient à la mémoire que, également en 1982 et à toujours à Bruxelles (précisément au Théâtre de la Bourse), Anne-Teresa de Keersmaeker, dans Violin Phase, girait et traçait, au sol, dans le sable, une rosace.

« Exténuer les corps »

Dans cette commune ritualité autour du chiffre 12, de cette forme rosacée et de sa symbolique zodiacale, ces deux chorégraphes débutants partageaient une commune méditation structurante sur la Nature. Là où Anne-Teresa de Keersmaeker travaillait la philosophie esthétique, l'écriture de l'intime et le féminin, se situait sur son contemporain terrain culturel, social et politique. Or, rien n'est plus volatil que l'urgence politique ; trois décennies après, ce politique a pris un visage résolument sociologique et anthropologique. Et ce qui était excès scénique ( parlait alors de « cruauté appliquée à soi-même ») est devenu méditation sur la performance de l'acteur. Si, en 1982, les acteurs avaient noué une relation extrêmement tendue avec le chorégraphe, les dix de 2014 manifestent leur partagé bonheur de participer d'une aventure qui sera parmi les plus rares et exaltantes de leur vie d'interprète.

Dès 1982, la double patte de Jan Fabre est là. En une sorte d'installation plastique, écrire à partir des corps et instaurer une réplication de gestes qui sont effectués dans leur durée réelle (comment ne pas songer au film Jeanne Dielman, 80 quai du commerce, 1080 Bruxelles que Chantal Akerman tourna en 1975), dont la chronicité crée des ritualités et qui, seule, dilate le temps (jusqu'à créer un temps dramaturgique alenti, voire arrêté, en une sorte de « sacré laïc »). Et, à partir des performances ainsi réalisées, projeter ces corps dans la salle ; pour ce faire, une condition dirimante requiert que chaque acteur mobilise l'intégralité de ses énergies jusqu'à son épuisement total et sollicite la gourmande complicité de la salle. À ce prix, le spectateur s'installe dans une traversée qui, au long cours, éprouve son attention puis l'exténue à petit feu. À ce prix et grâce au prodigieux Troubleyn Theater (dix acteurs d'exception), il vit plusieurs vies en huit heures, passe par toutes les émotions, est traversé par une infinité de pensées et en sort agrandi, déployé. Comme à l'issue de Peer Gynt (par Patrice Chéreau), du Soulier de satin (par Antoine Vitez) ou du Mahabarata (par Peter Brook), ou du film Mystères de Lisbonne de Raul Ruiz, le spectateur, heureux d'avoir été transporté mais pas rassasié, en demande encore.

Quid de C'est du théâtre, comme c'était à espérer et à prévoir en 2042 ?  Chiche ?

Photos : Michel Cavalca

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