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Hélios Azoulay… même à Auschwitz

Rendre actuelle, proche de nous et surtout bien vivante la musique écrite dans les camps de concentration nazis est possible, le fait au disque (Clef ResMusica) et en concert, et c'est impressionnant.

Hormis le Quatuor pour la fin du temps de Messiaen composé en 1940 dans un camp de détention allemand et dont la célébrité et la carrière heureuse de son auteur emportent toute réticence, personne n'est très à l'aise quand il s'agit d'écouter ou de jouer des musiques de prisonniers, surtout quand elles sont l'oeuvre d'auteurs inconnus ou oubliés, ou qu'elles ont été jouées ou chantées par des civils innocents, musiciens professionnels ou non, pères de famille, infirmières, qui ont fini gazés ou ont survécu aux camps mais avec quelle douleur. Pour le public, est-ce que ce sont des musiques qu'on peut ou doit applaudir? Pour les interprètes, faut-il saluer le public après les avoir interprétées?

Quand , frappante d'expression retenue, chante les berceuses de l'infirmière  – dont Wiegala qu'elle aurait chanté  le six octobre 1944 à Auschwitz dans la chambre à gaz pour les enfants (dont l'un de ses fils) dont elle s'occupait – on n'applaudit pas et pourtant c'est tellement beau. Quand joue avec intensité la suite Terezin de , une pièce d'une très grande force composée dans ce camp vitrine cyniquement conçu pour la propagande, il se refuse de saluer le public et pourtant c'est l'oeuvre sur un plan musical la plus forte et originale de la soirée.

Alors on fait quoi? On se donne le droit d'aimer ces musiques pour elles-mêmes? On se mortifie de toute cette souffrance? On entend passer les trains sous ce théâtre Traversière qui appartient à la SNCF en pensant aux trains de la mort diligemment affrétés par Vichy (ironie tragique, la SNCF s'apprête à fermer dans quelques mois ce théâtre ouvrier après 80 ans d'existence, voir la pétition pour tenter de sauver le lieu)? On se dit que l'alibi de la pureté raciale des années 1940 qui permettait  à tout un chacun de massacrer son prochain sans limites morales et éthiques, a trouvé aujourd'hui son successeur avec l'alibi tout aussi diablement efficace de la pureté religieuse? Et que nous sommes dès lors tous, nous les gens ordinaires qui avons un minimum d'humanisme, les prochains sur la liste de ceux à éliminer, à la suite de ceux dont on écoute la musique ce soir ?

L'option cérémonielle, le devoir de mémoire, la célébration des cendres, ce n'est pas le créneau de . Il nous raconte le contexte des musiques qu'il nous donne à entendre, il nous prend par la main pour nous permettre de mieux entendre ces musiques, mais il a trop de vie, d'humour, de culture, de charisme et de sensibilité pour transformer en pensum intellectuel une matière musicale et humaine aussi riche, ces vies passées et ces œuvres qui ont tant à nous dire à l'heure où le monde a peur à nouveau et replonge dans la fascination pour la destruction de masse.

, c'est un peu le croisement d'un Fabrice Luchini pour la verve théâtrale et d'un Jean-François Zygel pour le don pédagogique, mais avec un humanisme et une simplicité qui n'appartiennent qu'à lui. Les musiciens de l' le suivent en confiance, mi-pénétrés de l'importance des moments musicaux qu'ils créent sur scène devant nous, mi-médusés par l'improvisation de ce maître de cérémonie qui n'hésite pas à modifier le cours de la soirée, pour arriver au seul but qui compte : que ces musiques des camps ne soient pas des chants de morts et de victimes, mais qu'elles soient des musiques vivantes, tout simplement, intensément vivantes, qui nous rendent nous-mêmes plus forts et plus vivants.

Crédit photographique : Hélios Azoulay © Benjamin Chelly

En coopération avec la
sur les mémoires des violences politiques
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