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René Jacobs : « Le seul prestige de diriger le Berliner Philharmoniker ne m’intéresse pas »

est le chef invité de la Staatsoper le plus apprécié à Berlin. Spécialisé en musique baroque, il y dirige depuis 1992 les chefs-d'œuvre des 17e et 18e siècles en compagnie de l'Akademie für Alte Musik Berlin. En avril et en mai est mis à l'honneur Emma und Eginhard de Georg Philipp Telemann. Notre partenaire Berlin Poche a voulu en savoir plus.

«J'ai régulièrement des propositions et je refuse presque toujours»

Berlin Poche : , Emma und Eginhard de Telemann n'est pas l'un des opéras les plus connus au répertoire… Quelle différence cela fait-il pour votre travail de chef par rapport à des œuvres plus établies, comme celles de Mozart par exemple ?

: La différence réside dans le travail de recherche que l'on doit faire en amont à propos de l'opéra. Dans le cas de Mozart, on est extrêmement aidé par un immense travail déjà accompli par les musicologues. Dans le cas d'opéras beaucoup plus rarement joués comme ceux de Telemann, il faut un travail personnel de recherches plus vaste en remontant dans les sources. Heureusement, il existe une très bonne édition moderne d'Emma und Eginhard, ce qui constitue déjà un bon point de départ.

BP : Sur cette production, vous travaillez en collaboration avec la metteur en scène Eva-Maria Höckmayr. Où en êtes-vous ?

RJ : Je connais Emma und Eginhard depuis des années, et c'est selon moi le chef-d'œuvre opératique de Telemann. Mais c'est aussi l'un des opéras baroques le plus long que je connaisse ! Nous nous sommes rencontrés avec Eva-Maria Höckmayr plusieurs fois depuis un an pour de longues réunions de travail, afin d'établir la version qu'on présentera, avec les coupures nécessaires et tout en conservant le maximum de richesses musicales et dramatiques qui se trouvent dans la partition.

BP : Telemann a longtemps été considéré comme un compositeur baroque de « seconde zone », par rapport à ses contemporains. Pourriez-vous infirmer cette supposition ?

RJ : En ce qui concerne l'opéra baroque allemand, Telemann est incontournable. C'est par ailleurs assez triste qu'à l'heure actuelle, ici, en Allemagne, soit si rarement joué ses opéras baroques en langue allemande.

BP : Comment expliquez-vous cette exclusion ?

RJ : Je pense que les Allemands sont encore sous l'influence des jugements de Wagner qui, au 19e  siècle, caractérisa toute la musique baroque allemande de « undeutsch »…

BP : « Pas allemand » ?

RJ : « Contre-allemand » ! Il faisait une exception pour Bach, et l'on se demande bien pourquoi. D'autant plus que la musique que nous répétons en ce moment est très proche du style de Bach.

BP :  Vous êtes un des premiers acteurs du renouveau de la musique baroque, qui dans les années 70 révolutionna l'interprétation de cette musique en s'opposant à la tradition romantique. Néanmoins aujourd'hui, des chefs comme Emmanuelle Haïm, pourtant spécialisée en musique ancienne, dirige le Berliner Philharmoniker. Qu'en est-il pour vous actuellement ?

RJ : J'ai l'impression de rester un pionnier par rapport aux générations qui m'ont suivi ! Nous avons aujourd'hui des orchestres de très haut niveau jouant sur des instruments d'époque, beaucoup plus que ceux de la première génération. Malgré cela il y aussi trop de compromis faits par certains jeunes chefs. Diriger des orchestres traditionnels (N.D.L.R. héritiers de la tradition romantique) n'assure pas la gloire que certains cherchent à tout prix, car les compromis qu'on doit alors accepter de faire sur certaines exigences artistiques et stylistiques n'assurent pas forcément les meilleurs résultats.

BP :  C'est votre jugement ?

RJ : C'est mon jugement, mais j'ai certainement raison ! Je ne pourrais pas m'imaginer arriver au même résultat avec des orchestres comme le Freiburger Barockorchester ou l'Akademie für Alte Musik Berlin(N.D.L.R. orchestres spécialisés dans l'interprétation de la musique baroque) dans de la musique de Bach ou Mozart si je travaillais avec les orchestres symphoniques traditionnels.

BP :  Diriger un de ces orchestres, c'est une proposition que vous refuseriez ?

RJ : J'ai régulièrement des propositions et je refuse presque toujours, sauf dans les cas très rares où ces orchestres ont déjà entamé une démarche stylistique d'interprétation historiquement plus informée envers notre pratique. Le seul prestige de diriger le Berliner Philharmoniker ou le Wiener Philharmoniker ne m'intéresse pas. Vous avez en général une période très réduite de répétition à disposition et la mentalité y est très différente.

BP :  C'est-à-dire ?

RJ : Dans la musique baroque, il y a beaucoup de choses qui ne sont pas notées, qui ne sont pas écrites dans la partition. Il ne s'agit pas seulement d'ornements, mais aussi de tempi ou de dynamiques. La clé se trouve souvent dans le texte chanté. Prenons par exemple le cas d'Emma und Eginhard qui est un opéra que l'Akademie für Alte Musik Berlin n'a encore jamais joué. Dès les premières répétitions, les musiciens demandent de pouvoir lire le livret de l'opéra ou même que je leur chante moi-même le texte de l'aria qu'ils sont en train d'accompagner. Cet état d'esprit serait impensable avec des orchestres modernes, même s'ils sont composés de très bons musiciens.

« À Paris, il n'y a pas cette même ouverture d'esprit que j'aime tant ici à Berlin »

BP :  Vous travaillez depuis 1992 avec la Staatsoper. Quels ont été les débuts de cette collaboration ? 

RJ : Cela a commencé avec la réouverture de l'opéra à l'époque situé à Unter den Linden. La Staatsoperavait décidé de fêter cet événement avec l'opéra de Graun, Cesar e Cleopatra, qui avait été créé au 18e  siècle à Berlin pour l'ouverture du Königliches Opernhaus. J'ai alors exigé de travailler avec un orchestre spécialisé (N.D.L.R. Concerto Köln), jouant sur des instruments d'époque, et à ma grande surprise, cela a été accepté. Cette production a fait un énorme succès et nous avons ainsi continué cette tradition depuis 1992. Nous jouons en général chaque année dans les périodes ou laStaatskapelle part en tournée avec Daniel Barenboim, trois ou quatre semaines par an.

BP : Comment définiriez-vous l'ambiance de travail à Berlin ?

RJ : J'habite Paris qui est, il est vrai, une très belle ville, mais dans le monde de la musique, il n'y a pas cette même ouverture d'esprit que j'aime tant ici à Berlin. C'est un peu la même chose à Vienne où je fais chaque saison un opéra et y vis deux mois par an. J'y observe souvent différentes cliques se monter les unes contre les autres. Ce n'est pas du tout le cas ici, alors que la ville comporte trois maisons d'opéra.

BP :  Une autre ville que vous connaissez bien est Bâle pour avoir enseigné à la Schola Cantorum Basiliensis. Actuellement, 55 étudiants venant de pays tiers, hors de l'UE, devront vraisemblablement quitter la Suisse en raison du projet de loi de limitation de l'immigration approuvé le 9 février 2014 par le peuple suisse. Que vous inspire cette actualité ?

RJ : C'est scandaleux. Les meilleurs élèves de la Schola Cantorum viennent souvent des pays tiers.

BP :  Est-ce que le brassage des nations est selon vous indispensable à l'industrie musicale ?

RJ : Oui, ce mélange est indispensable. Les musiciens non-européens nous apportent beaucoup, car ils arrivent ici avec une certaine liberté envers la musique. Par exemple, les continuistes (N.D.L.R. clavecinistes, harpistes ou luthistes pour qui la pratique de l'improvisation est indispensable), qui viennent de ces pays-là pour étudier à Bâle, ont un sens de l'improvisation beaucoup plus large que ce que l'on peut trouver en Suisse.

Propos recueillis par Grégory d'Hoop

Crédits photographiques : © Philippe Matsas

En partenariat avec Berlin Poche

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