- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Le Brahms transcendé d’Anna Vinnitskaya

Pour son premier enregistrement consacré au répertoire allemand, a choisi , compositeur pour lequel elle nourrit des affinités profondes. Après un précédent album totalement convaincant, c'est un nouveau coup de maître de la part de la pianiste russe (lire notre entretien). Inédit au disque, ce couplage de pièces pour piano solo porte la signature de son jeu souverain.

Peu enregistrée par rapport à la version virtuose de Busoni, la transcription pour la main gauche de la Chaconne de Bach offre au pianiste la possibilité de se concentrer sur une seule ligne mélodique, cassant la transversalité habituelle du piano. Plus fidèle à l'esprit même de l'écriture pour violon, elle est aussi plus difficile à « tenir ». Cette danse de la vie et de la mort est ici portée par une ferveur quasi religieuse, magnifiée par une architecture kaléidoscopique. Le phrasé délié d' ne nécessite que peu de pédale et trouve une proximité organique avec l'œuvre. Une confirmation : le piano sur lequel elle joue est effectivement un ‎instrument rare.

Dans les opus suivants, la pianiste prend le texte à bras le corps, totalement habitée par cette musique. Elle fait clairement émerger des idées nouvelles dont ses choix de tempi. Déterminants pour ce qui suit, ils se démarquent de ce qu'on a l'habitude d'entendre.
Chacune des « miniatures lyriques » (opus 76) revêt une dimension picturale à l'équilibre de jeu exemplaire – un trait commun à l'ensemble des pièces. Là où certains s'attardent sur l'aspect méditatif, la richesse expressive est exploitée dans ses moindres contours. souligne les voix intermédiaires, les fait converser entre elles. Proche du Mendelssohn des Romances sans paroles, l'Intermezzo n°4 en est un exemple probant. Autre sommet, les envolées du Capriccio en do majeur à l'exaltation renversante. ‎Les Rhapsodies sont caractérisées par une urgence de jeu bouillonnante qui porte loin le discours. La section médiane de la première, sorte de réminiscences touchantes, est jouée plus allant que d'ordinaire avec une cohérence d'unité pleine de maîtrise.

Les Fantaisies et leur jusqu'au-boutisme sont loin de se résumer à de simples atmosphères automnales. Chaque texture révèle ce qu'elle a de plus intime pour nous toucher au plus profond de nous-mêmes. Ce Brahms-là, débordant de vie et de sagesse, vibre dans toute sa modernité. La pianiste met en scène de puissants tableaux narratifs, entre ombre et lumière, et s'en approprie le contenu émotionnel (Intermezzo n°5, Capriccio en ré min.) Un sentiment parfois intériorisé naît d'un regard porté en arrière, une prise de conscience sur l'instant précis où le présent bascule pour changer à jamais. On retrouve ici pleinement cet aspect poignant de la musique de Brahms.

Cette interprétation de haut vol a les arguments pour rejoindre les versions contemporaines d'Angelich (op. 76 & 116) et de Grimaud (op. 116, Rhapsodies) sans oublier les légendaires enregistrements de Backhaus, Katchen et Gilels. La prise de son mate ne gêne pas l'écoute de ce très beau disque et le rend intimiste.

Crédit photographique : © Gela Megrelidze

(Visited 1 164 times, 1 visits today)