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Abécédaire Tristan : S comme Sibelius

Plusieurs musiciens scandinaves de la génération de Carl Nielsen (1865-1931) et (1865-1957) ressentirent une fascination d'une rare intensité envers la musique de (1818-1883) avant de rapidement mettre en doute le génial créateur. La crainte de se transformer en épigones et le risque de perdre leur quête d'originalité expliquent en grande partie cette attitude somme toute aussi injuste que salvatrice. Néanmoins leurs réactions premières nous sont parvenues et prouvent la réelle menace d'être happés par l'irrésistible mirage wagnérien.

Si les succès enregistrés par le jeune Sibelius dans le domaine orchestral furent précoces, profonds et durables, son désir d'écrire un opéra et ses diverses tentatives pour ce faire n'aboutirent jamais réellement. Au cours des années 1893-94 son labeur sur La Construction du bateau ne déboucha finalement sur rien de concret ou satisfaisant.

En juillet 1894, il se rendit à Bayreuth et à Munich dans l'optique de s'immerger dans l'opéra wagnérien. Il étudia les partitions piano-voix de Tannhäuser, Lohengrin et La Walkyrie. Le jour même de son arrivée à Bayreuth, le 19 juillet, il assista à une représentation de Parsifal et confia à son épouse Aïno : « Rien au monde n'a jamais produit sur moi une telle impression. Au plus profond de moi-même, tout sanglotait. (…) Tout ce que je fais semble froid et faible en comparaison. » Le lendemain, il vit Lohengrin et ne cacha pas une certaine déception : « Cela n'a pas eu sur moi l'impact escompté. »

Le compositeur finlandais éprouvait des doutes croissants sur La Construction du bateau, et la (re)découverte de Tristan et Isolde à Munich, en compagnie de son beau-frère Armas Järnefelt (compositeur et chef d'orchestre wagnérien déclaré), porta un coup fatal à ses projets d'opéra. « Avant-hier,  j'ai entendu Tristan et Isolde. Rien, pas même Parsifal, n'a produit sur moi une telle impression » ainsi qu'il le précisa dans une lettre du 10 juillet. « Je suis en plein doute et ne fais que ruminer », ajoutant : « Impossible cependant de renoncer à la musique. »

Lors de son séjour d'études à Vienne, trois ans plus tôt, il avait assisté à une représentation de Tristan et Isolde sans en ressentir un impact aussi puissant et bouleversant qu'à Munich.

Il vit donc deux représentations de Parsifal et suivit encore La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des Dieux. Les Maîtres chanteurs dépassèrent « ses attentes » et il se dit « littéralement sidéré ». Mais déjà il reconnaissait « ne plus être wagnérien… », préférant  « se laisser conduire par [ses] voix intérieures. »

L'atmosphère  du Cygne de Tuonela avec sa partie de cor anglais fait sûrement songer à « La Mort d'Isolde » de Tristan de même que diverses pages du cycle orchestral de Lemminkäinen sans pour autant trahir le moindre manque d'individualité. Si l'on peut encore repérer quelques marques de Wagner dans Skogsrået (La Nymphe des bois) de 1895, déjà il élabore indéniablement une musique hautement personnelle détachée de son encombrant modèle tour à tour aimé et haï.

Bien des années plus tard, et en dépit de ses jugements changeants,  il confia à son biographe Santeri Levas : « Véritablement Wagner était un génie. Dans Tristan par exemple il a construit un thème qui était tout à fait magnifique. »

Lorsque la première de Tristan et Isolde fut produite à Helsinki le 23 avril 1921, Sibelius excellait depuis fort longtemps dans un registre inédit et génial, émancipé de toute soumission à la musique ensorcelante de .

Crédit photographique : Portrait de par Eero Järnefelt, 1892 © Ambassade de Finlande à Rome

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