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Quatuor Diotima : une performance qui tutoie l’excellence

À l'occasion des 20 ans du , deux albums paraissent chez Naïve : un coffret dédié à la seconde école de Vienne et un album « portrait » du compositeur tchèque Miroslav Srnka.

Cette intégrale de l'œuvre pour quatuor à cordes de la seconde école de Vienne (Schoenberg, Berg et Webern) par le marque d'une pierre blanche le répertoire discographique du quatuor.

À l'excellence de la prestation balayant quelques quarante années de création (1895-1938), s'ajoute la surprise de quelques inédits, comme l'intervention de la voix, celle de la mezzo-soprano , à l'issue notamment des Six Bagatelles d', révélant certaines intentions biographiques auxquelles le compositeur renoncera finalement.

Le changement est saisissant, qui s'opère entre les premiers opus rarement joués de Schoenberg et les accents expressionnistes du Quatuor n° 1 en ré mineur op. 7 (1907). Du Presto spirituoso, presque haydnien (1895) au Quatuor à cordes en ré majeur hésitant entre Dvořák et Brahms (1897), c'est l'écriture d'un compositeur autodidacte qui s'exerce, non dénuée d'assise formelle et de puissance expressive (CD1). Mais le ton change radicalement et les perspectives formelles également dans le premier opus retenu au catalogue. Les quatre mouvements enchaînés de l'opus 7 modèlent un discours plus concentré, au lyrisme tendu où Schoenberg synthétise les influences de Brahms et de Wagner. L'expressivité de la ligne mais aussi du timbre, particulièrement soigné sous les archets des Diotima, évoque encore le sextuor de La Nuit transfigurée. Le Quatuor n° 2 en fa# mineur op. 10 (1907), sublime dans la version des quatre interprètes, nous fait respirer « l'air d'une autre planète » comme l'expriment les poèmes de Stefan George superbement chantés par dans les deux derniers mouvements. Schoenberg s'aventure dans « l'atonalité libre » et recourt au texte du poème comme agent de structure. Écrit en 1927, le Quatuor n° 3 op. 30 (CD3) est dodécaphonique. Paradoxalement, Schoenberg revisite les formes anciennes dans une stylisation néoclassique dont le jeu sans complaisance des Diotima accuse la raideur et l'artifice. Écartant tout maniérisme, le dernier quatuor op. 37, chef d'œuvre achevé aux États-Unis, est un défi lancé aux interprètes : entre lyrisme, contrepoint rigoureux et tension expressive, Schoenberg communique une frénésie rageuse exigeant virtuosité et rigueur formelle : autant de qualités dispensées par les interprètes qui ponctuent cette trajectoire schoenbergienne de manière éblouissante.

Les deux ouvrages de Berg (CD4) sont un sommet dans la littérature du quatuor qui s'aventure dans le domaine de l'affect pour devenir un « opéra latent ». Dans le Quatuor op n° 3 (1909-1910), conçu en deux mouvements, Berg met à l'œuvre tous les ressorts expressifs de la musique pour servir le drame qui se joue. L'interprétation très habitée des Diotima dans la Suite lyrique en six mouvements fait valoir la riche palette de leurs sonorités et la ductilité des archets au service de la dramaturgie : du geste caressant (Andante amoroso) aux fulgurances sonores (Presto delirando), de la musique bruitée (Allegro misterioso) au travail sur le grain et le filtrage des sonorités (Adagio appassionato). Le soin apporté aux textures et à la qualité de l'émission force l'admiration. La voix de s'invite dans le Largo desolato final, auquel s'attache désormais un poème de Baudelaire, De profundis clamavi. Traduit par Stefan George, il dévoile un pan du programme secret, crypté par Berg dans son écriture.

Comme son maître Schoenberg, de qui il est encore l'élève lorsqu'il écrit Langsamer Satz (CD5), opère un tournant radical entre le Quatuor en mi majeur (1905) et les Cinq mouvements op. 5 de 1909. Le lyrisme exacerbé des premières pages laisse la place au silence et à une nouvelle conception du temps et de l'espace. Le cycle de musique funèbre op. 5 (en hommage à sa mère décédée) concentre le discours qui tend vers l'aphorisme (sehr bewegt). La délicatesse et la fragilité du jeu des interprètes confinent à l'émotion. Elle est à son comble dans les Six Bagatelles op. 9, éloge de la brièveté, (de 24 » à 1'20 pour chacune) jouées souvent au bord du silence, dans des textures fragiles et tremblées. La voix de saisit l'écoute au terme de la trajectoire. Comme chez Schoenberg, l'écriture sérielle dodécaphonique du Quatuor op. 28 s'accompagne d'un cadre presque néoclassique et une certaine rhétorique de l'écriture. Mais la concentration reste de règle ainsi qu'un sens de l'organisation du discours impeccablement restitué par nos quatre interprètes rompus aux techniques de l'écriture constellatoire qui préside à l'écriture du compositeur viennois.

Très actif sur la scène internationale, le compositeur tchèque Miroslav Srnka a étudié la musicologie et la composition à Prague, Berlin et Paris.

Parallèlement à son travail d'écriture, il participe en tant que directeur éditorial à la publication de l'édition critique intégrale des œuvres d'Antonin Dvořák, Leoš Janáček et Bohuslav Martinů. Ce travail monumental le lie avec les Diotima lors de leur enregistrement du Quatuor n° 2 de Janáček , scellant le début d'une longue collaboration entre le compositeur et les interprètes.

Des quatre pièces de cet enregistrement, c'est sans doute la dernière, Simple Space, pour violoncelle et piano, qui nous fera d'emblée pénétrer dans l'univers très singulier de Miroslav Srnka : Un monde étrange et raffiné où se confrontent, se juxtaposent ou s'imbriquent des matériaux hétérogènes au sein d'un flux sonore d'une grande vitalité. Dans Pouhou vlnou pour quintette avec piano, inspiré par l'opéra Rusalka de Dvořák, Srnka fait interagir les deux milieux antagonistes, surnaturel et humain, au sein d'une matière sonore fragile et évanescente, investissant les espaces microtonaux. L'expérience d'étrangeté est fascinante sous les archets des Diotima rejoints par le piano de . Engrams (Traces de mémoire) pour quatuor à cordes est écrit pour et créé par les Diotima. Srnka y élabore, au sein d'une matière filtrée et raréfiée, une polyphonie de lignes toujours mouvantes, inattendues autant que déroutantes, invitant à une expérience d'écoute singulière. Relevant de cette même « altermodernité » qu'incarne l'univers sonore de Srnka, Tree of Heaven pour trio à cordes nous fait voyager dans des espaces en constante métamorphose où la consonance tonale voisine voire pénètre les textures microtonales et bruiteuses, dans un flux continu risqué et virtuose dont les Diotima servent idéalement la finesse de l'agencement et la qualité spécifique du timbre.

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