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Nouveaux horizons pour le Tristan de Daniele Gatti

Représenter Tristan et Isolde au Théâtre des Champs-Elysées, c'est en quelque sorte une façon de rendre un hommage à une salle qui a été la première à rompre avec l'habitude de donner Wagner en français en invitant Ferdinand Leitner à venir diriger la version allemande à l'orée des années 1950.

honore la fin de son contrat avec le National en faisant le choix d'une œuvre qu'il n'avait jamais dirigée auparavant, troisième ouvrage lyrique donné avec le National en version scénique (le quatrième avec la version concert de Parsifal en 2012).

D'une esthétique abstraite qu'on pourrait qualifier de classique dans son abstraction même, la mise en scène de ne bouscule pas l'horizon d'attente du spectateur qui a découvert son Tristan avec Heiner Müller ou bien nostalgique du souvenir fantasmé de Wieland Wagner comme unique référence. Jouant sur la réminiscence diffuse de caractères mythologiques ou primitifs (bûcher ou rite de passage vers la mort avec la présence du corps momifié, forêt pétrifiée ou défenses de mammouth, costumes rituels à la mode Neuesbayreuth…), ce travail produit un assemblage d'images assez marquantes sur le plan rétinien mais dramatiquement assez sages et d'une esthétique somme toute picturale et inoffensive. Le premier acte se déroule sur un immense fond lumineux devant lequel glissent (non sans bruit) des panneaux mobiles. Leur assemblage divise la scène, créant plusieurs espaces qui évoquent tantôt le pont du navire, tantôt le carénage. Les jeux d'ombres chinoises renvoient au troisième acte à l'image intéressante de cette île des morts très stylisée, sorte de « camera oscura » (davantage Malevitch que Böcklin) qui sert littéralement de « chambre noire » à l'agonie de Tristan. À l'intérieur perce un rayon de lumière qui servira de lien inversé à la mort d'Isolde, dont la silhouette noire se tient debout au milieu d'une vaste clarté aveuglante.

La direction d'acteurs qui souligne à l'envi l'éloignement des protagonistes ou les situations généralement statiques qui offrent une frontalité confortable au chant. La scène du philtre tient tout entière dans l'image des amants tenant une pierre noire dont l'effet magique semble annulé par le cristal blanc brandi au même moment par Brangäne… La scénographie dans son ensemble cède en intérêt aux éclairages très nuancés de et la subtilité aérienne des projections d'Anna Bertsch.

Cette très littérale mise en lumière du drame trouve dans la transparence de la direction de un équivalent remarquable. Rien qui pèse ou qui pose dans cette façon de souligner la mélodie sans céder à la tentation de faire de la pâte sonore le corolaire naturel de la mélodie infinie. En résulte une lecture entre feu et vertige, avec des cordes puissamment brassées et une conduite harmonique taillée sur mesure pour solliciter le plateau sans jamais le couvrir. Malgré l'étroitesse de la fosse et la sècheresse de l'acoustique du Théâtre des Champs-Élysées, le National de France livre sous la baguette de son directeur musical une interprétation de tout premier ordre. Le son est fouillé, avec une attention très sensible aux alliages de timbres, à la ductilité et au déploiement des phrasés. Les variations de tempi répondent à la nécessité dramatique qu'impose un livret si souvent sous-estimé par les commentateurs de Tristan. Une accélération ou un étirement des lignes, une alternance marcato-legato etc. suffisent à faire ressortir un trait de caractère, dévoiler un arrière-plan psychologique comme par exemple l'effusion et la confusion des sentiments à l'arrivée de Marke (fin du I et II) ou bien le ton exagérément rustique des répliques de Kuwenal à l'adresse de Tristan… On entend glisser dans cette direction les échos quasi citationnels de Parsifal et Meistersinger, et la ligne visionnaire qui conduira plus tard à Berg ou Debussy – du très grand art.

Remplaçant une Emily Magee défaillante à deux semaines de la première, transforme l'accident en événement. Inconnue du public français, à l'exception d'une Fiordiligi chantée dans cette même salle en 2010, la jeune soprano britannique offre à Isolde une ligne et une incandescence remarquables. Vitupérant ses aigus avec une énergie et un sens du théâtre confondants, laissant affleurer quelques stridences dans un III qui la conduit à tout donner. Par opposition, on pourra trouver que l'acteur peine à percer sous le masque du Tristan de . Moins à l'aise sur scène, il place le personnage dans l'ombre portée de son Siegfried de Bastille ou son Tannhäuser de Bayreuth. L'endurance est parfois bousculée par un sens des nuances qui cède au souci d'une homogénéité de la projection lyrique. Assez uniforme dans la couleur et le volume, la Brangäne de lutte efficacement mais sans vraiment s'imposer. Beau succès en revanche pour le Kurwenal poignant et incarné de , ainsi que pour le Melot glaçant de Andrew Rees. Marke trouve en un interprète aux antipodes des basses abyssales qu'on y entend souvent. La fraîcheur de l'émission se double d'un sens du texte exceptionnel et d'un timbre à la clarté bouleversante.

Crédits photographiques : © Vincent Pontet

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