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A la Scala, tradition et modernité au chevet de Simon Boccanegra

Beau spectacle que ce Simon Boccanegra de retour sur les plateaux de la Scala en coproduction avec la Staatsoper Unter den Linden de Berlin. Déjà présenté une première fois en 2010, cet opéra revient aujourd'hui sous la baguette experte de . Il s'agit d'ailleurs du premier Verdi à la Scala pour le chef d'orchestre coréen, très attendu en 2017 pour son rendez-vous avec Don Carlo.

Étonnant dans son traditionalisme, le spectacle a plus d'un tour dans son sac pour séduire. Tout d'abord une mise en scène envoûtante où le réalisateur et dramaturge réalise des tableaux de scène d'une beauté plastique de haut niveau ; ensuite les remarquables performances vocales des artistes, tous très à l'aise dans leur rôle. Enfin, la direction magistrale d'un Chung, dont la silhouette menue en chemise col mao et veste noire force le respect.

Il est important de souligner au préalable que le pari n'était pas facile à remporter : la trame d'un livret complexe se laisse suivre et comprendre non sans difficultés. Passions, malédictions, trahisons s'entremêlent, poétiques mais confuses, et vingt longues années s'écoulent entre le prologue et le premier acte. Vingt ans environ, c'est aussi le laps de temps que Verdi a attendu pour reprendre et retravailler la pièce, après une première représentation au succès modéré en 1857 à la Fenice de Venise. Le succès arrive à Milan en 1881, avec une œuvre accomplie, profonde et aussi aboutie qu'insolite. Le Maestro délivre ici une analyse psychologique profonde sur la face sombre de la nature humaine où le vrai premier rôle de la représentation est joué par le Temps qui passe. En représentant en musique les querelles politiques de Gênes au XIVe siècle, il décrit aussi le drame des individus entraînés par l'engrenage indifférent et cruel de l'histoire.

L'interprétation scénique intelligente et puissante qu'en donne anime le spectacle. Un exploit de taille, car le public milanais gardait encore à l'esprit la mise en scène illuminée de Strehler de 1971, reprise pendant une bonne dizaine d'années. Tiezzi revisite donc ici une tradition vivifiante avec finesse et subtilité. Certaines dispositions scéniques de Strehler sont conservées, mais une touche de modernisme fait toute la différence de façon plaisante. On en veut pour exemple le plateau en écailles décomposées du 1er et du 3e acte ; pour « encadrer » la mort de Boccanegra à la fin de la pièce, un immense miroir, calé en haut de la scène, reflète l'orchestre vers le public. Autre délicat artifice, les clins d'œil au monde de l'art sont constants et agréables à l'œil du spectateur avisé. La dépouille de Maria sort du palais des Fieschi, portée par des pleurants inspirés de ceux du Tombeau de Philippe Pot du musée du Louvre ; la scène du grand conseil au 2e acte est surmontée par un immense tableau de Friedrich, La Mer de glace, tandis qu'au 1er acte, le rideau se lève sur Amélia et ses dames de compagnie langoureusement alanguies en une pose qui est en tout et pour tout celle de la toile préraphaélite de Burne-Jones The Rose Bower. Le plus impressionnant reste le trône doré de Boccanegra dont l'élégante silhouette gothique allongée est tirée des Vierges en majesté du Duecento toscan. Revêtus de costumes attestant toute l'élégance du prêt-à-porter italien, les artistes évoluent sur scène de manière soignée et efficace. Le chœur est tout de bleu vêtu ; les connaisseurs, reconnaîtront le bleu de Gênes, ancêtre de la toile du blue jeans qui aurait vu le jour parmi les marins de la capitale ligure. Enfin, pour créer d'avantage d'atmosphère, Tiezzi recourt à tous les artifices d'usage : défilés des gardes de palais, grandes assemblée pour la séance du conseil génois, processions à l'occasion de la mort de Maria et mouvements de foule à maintes reprises.

Les performances vocales de toute l'équipe sont de haut niveau. Encore une fois, après Rigoletto, Verdi recourt au duo pour structurer son drame. Celui entre Boccanegra et Amélia suscite l'émotion (« Ah ! figlia, il cor ti chiama »), les deux tête-à-tête entre Fiesco et Boccanegra sont d'une noblesse constante, tandis qu'une intense énergie ressort des échanges entre Paolo et Pietro. Doge autoritaire et père affectueux, brille d'authenticité ; il relève noblement le flambeau d'un rôle longtemps incarné par (qui sera d'ailleurs sur scène à Milan pour les représentations du 5 et du 8 juillet) par une élégante plastique vocale et une belle ligne de chant. La soprano brille par ses phrasés, tandis que la basse russe , en Fiesco, surprend par l'ampleur de ses vocalises, auxquelles on reprochera simplement l'absence de nuances. L'air du « Lacerato spirito » reste cependant très bien chanté. Enfin le chœur de la Scala offre une prestation superlative en sonorité, couleurs et plénitude sonore.

La direction rigoureuse et compétente de Chung maintient fluide la continuité de la narration et permet à cette œuvre, à tort mal aimée de Verdi, d'atteindre et d'exprimer toute la grâce et la poésie qui la caractérisent. Manifestement subjugué par son directeur, l'orchestre de la Scala raisonne d'une musicalité admirable. Le rideau tombe sous d'abondants applaudissements et de tonitruants « bravo » pour tous les interprètes. Quant à Chung, c'est à lui que revient l'ovation finale amplement méritée.

Crédits photographiques : © Marco Brescia & Rudy Amisano

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