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Yevgeny Sudbin dans Scarlatti : discutable et passionnante recréation

Onze ans après un premier récital consacré à , son premier disque pour le label suédois BIS, Yevgeni Sudbin revient à son compositeur de chevet, pour un résultat à la fois passionnant et irritant, oscillant entre tendresse insigne et ivresse digitale parfois brutale.

L'artiste signe son propre texte de présentation et rappelle combien dans ses années de formations à Saint-Pétersbourg, le travail assidu des sonates de était de mise, au point que le maître italo-espagnol était quasi assimilé à l'école russe. Par ailleurs, pour notre interprète, les pianistes actuels annexent ces sonates avec toute la distance instrumentale et interprétative que cela suppose, loin de toute doxa musicologique un peu myope : des propos très proches de ceux tenus à ce sujet récemment par… Pierre Hantaï ! Soyez prévenus : dominera ici un certain esprit de transcription ou d'adaptation. Car comme Sudbin le rappelle, Ralph Kirkpatrick, autorité incontestable en la matière, et auteur du catalogue raisonné des 555 sonates, invitait un certain Vladimir Horowitz à trouver dans cette somme toute la licence libertaire nécessaire à une interprétation digne de ce nom.

Ce récital est très habilement construit, revenant sans cesse à la tonalité de départ et de conclusion (ré mineur) et alternant des sonates justement célèbres avec d'autres, tout aussi magistrales, mais moins fréquentées : l'interprétation en est, pour certaines, assez déroutante, très éloignée de tout ce que l'on peut connaître en la matière au piano moderne, sans parler du clavecin. C'est même la parfaite antithèse du premier volume de 2005 consacré par le même artiste au même compositeur. Aucun doublon n'est d'ailleurs à signaler entre les deux enregistrements.

Après une huitaine d'auditions intégrales de cet album, nous sommes toujours parfois aussi perplexe qu'admiratif. Certes, la maîtrise digitale, l'étagement des plans sonores sont au rendez-vous. La sonate-fugue K. 417 est un modèle de lisibilité, malgré çà-et-là l'insolence de son ornementation, mais pourquoi diable un tel crescendo forcené (simplement présent dans l'écriture), et une telle brutalité dans les basses octaviées conclusives ? Pourquoi cette opposition outrée des nuances plombant la sonate K. 66 ? Pourquoi une telle agressivité dans l'attaque des notes répétées de la célébrissime K. 141, au point d'en gêner l'agogique ? Pourquoi les « appels » de cors de chasse figurés de la K. 159 sont-ils chaque fois phrasés de manière différente ? Trop d'imagination finit par tuer l'imagination et lasser l'auditeur par cette brusquerie fantasque, même si l'on ne peut être qu'admiratif devant le fini technique et l'assurance digitale. Toutefois un montage final plus adroit des prises aurait pu nous éviter un petit accident de sonorité dans la K. 417 ou une fausse note dans un accord de la K. 479.

A l'inverse, on ne peut être qu'admiratif devant la maîtrise du discours et des nuances dans les sonates lentes et méditatives, que ce soit la préciosité délicate et douce-amère de la K. 208, l'afféterie presque romantique de la K. 69, le paysage désolé et lunaire de la K. 99, ou encore la recherche tendre et expressive de la rare K. 318, ici au legato vraiment fondant. Sans rien dire, du côté des réjouissances allègres, de la pyrotechnie virevoltante impeccable et cette fois indiscutable de la K. 29.

La pochette de ce disque nous révèle un hilare ou, en quatrième de couverture, interrogateur. De même ce disque, selon l'humeur de chacun et de chaque jour, pourra fasciner autant que fâcher. Mais à ce degré de recréation, il sera difficile de rester indifférent. Un disque à ne pas mettre entre toutes les mains, et à consommer avec modération d'un assurément grand pianiste de notre temps à la personnalité dérangeante mais passionnante ! Mais au piano, Clara Haskil, Marcelle Meyer, Vladimir Horowitz, Christian Zacharias ou Anne Queffélec, entre autres, gardent notre préférence.

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