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La musique de Stefano Gervasoni, au plus près des sons

Singulière, intime et bouleversante est la relation au texte, et plus précisément à la poésie, qu'entretient la musique de , compositeur bergamasque (né en 1962) chez qui la voix est un vecteur d'expression privilégiée.

Sommet de son art, Dir – in dir (Toi – en toi) sollicite les vers du mystique Angelius Silesius extraits du Cherubinischer Wandersmann. L'œuvre déjà ancienne (2003-2004) a été réécrite en 2013. En l'associant dans cet album à descdesesasf, trio-rito tel qu'il le nomme, Gervasoni a l'idée d'un cycle invitant à un voyage initiatique à travers les questions du « où ? » et du « pourquoi ? » que pose chacune d'elles.

Relevant d'une organisation formelle et d'une syntaxe sérielle magistralement élaborées, dont rend compte Philippe Albéra dans la lumineuse étude (1) qu'il consacre au compositeur (cf. notre article), Dir – in dir associe un sextuor vocal (In dir) et six instruments à cordes (Dir). Conçues séparément, les deux pièces vont être ensuite réunies, selon le principe d'alternance entre instruments et voix pour ce qui est de la version d'origine, puis fondues en un tout dans la version définitive (2013) gravée dans cet album. Voix et instruments y sont intriqués sans que l'ordonnance des 12 parties, incluant Quaestio (introduction) et Exitus, ne soit modifiée. Il faut s'imprégner du texte allemand (donné in extenso dans la notice, mais, hélas, sans traduction française) avant d'en goûter la translation sonore opérée par Gervasoni, cette manière aussi sensible qu'inventive qu'il a de creuser la résonance de chaque mot, syllabe, voire phonème, dans un traitement du texte extrêmement varié. L'écriture vocale quasi madrigalesque – Monteverdi demeure – s'en trouve constamment renouvelée – voix synchrones ou distribuées dans l'espace, hoquet, écho… – qui se déploie dans un temps essentiellement discontinu où s'espacent les figures. La matière sonore est le plus souvent fragile et vacillante, les sonorités filtrées et bruitées (harmoniques, col legno tratto, sull ponticello, pizzicato…). L' et l'Instant donné, rompus à l'écriture du timbre (ils fréquentent assidûment les univers de Pesson, Lachenmann, Sciarrino…), en restituent merveilleusement le grain et les nuances infimes et nous font écouter au plus près des sons et au cœur de l'émotion contenue.

Empruntant le même profil litanique, le trio à cordes descdesesasf est, plus encore que Dir – in dir, une musique d'incantation, « une cérémonie de l'extinction » dit Philippe Albera (1), se déployant dans un temps circulaire. Au service d'une écriture sollicitant de nombreux modes de jeux, les instrumentistes sont invités à changer constamment de sourdines (en plastique, en bois, en métal…), donnant à entendre les variations infinitésimales d'un matériau sonore dont les mêmes figures sont réitérées. Le titre imprononçable – Gervasoni serait-il, comme Messiaen, sensible au charme des impossibilités ? – n'est autre que l'assemblage des six notes (dans l'écriture anglo-saxonne) d'un motif tiré de la troisième pièce (Warum?) des Fantasiestücke op. 12 de , dont le compositeur tire l'entièreté de son matériau de hauteurs. Le motif est à trois reprises susurré par les cordes de plus en plus atones. Au « pourquoi » schumannien, Gervasoni associe le poème Aschenglorie (Gloire des cendres) de Paul Celan, parole engagée évoquant les chambres à gaz de l'Allemagne nazie. Le poème émerge au mitan de l'oeuvre, lu à voix basse par deux récitants (on pense au Salut für Caudwell d') puis brouillé par les ondes de trois radios superposant voix et langues : métaphore de l'impossibilité à dire, face à l'horreur des mots. « […] L'œuvre met la réalité à distance, comme quelque chose d'intouchable, d'inapprochable, d'inexprimable » souligne Philippe Albèra (1). D'où le choix du titre peut-être… Sous les archets des musiciens – exemplaires , Elsa Balas et Nicolas Carpentier – l'expérience d'écoute est saisissante.

(1) Philippe Albèra, Le parti pris des sons, Contrechamps éditions, Genève, 2015.

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