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Le Pré, nouvel album monographique de Stefano Gervasoni

Jeu de mots et combinatoire subtile donnent forme à ce cycle étonnant de vingt et une pièces pour piano réparties en trois Livres (2008-2015). Venant du compositeur bergamasque , la référence au Pierrot lunaire de Schoenberg (3 x 7 mélodies) est patente ! Le tout est réuni sous le titre Prés, parce que ce mot articule, d'une façon ou d'une autre, le nom de chaque petite pièce.

Figurant en tête (Pré ludique, Pré lubrique, Prémisse… du Livre I) la particule s'entend comme un état Préliminaire, quelque chose d'originel en voie d'accomplissement ; tel l'univers de l'enfance, celui d'un art sans artifice, vers lequel veut se tourner Gervasoni comme l'ont fait avec le piano Kurtag, Debussy, Bartok, Schumann… avant lui. Excepté les pièces plus développées qui referment les trois livres, les dix-huit miniatures déclinent le préfixe à l'envi (Précieux, Prétentieux, Pernicieux… du Livre II). Leur écriture jamais ne transgresse les limites du clavier. Le matériau est simple et les figures délicatement ciselées s'animent selon divers modes d'attaque, jusqu'au geste brusque qui referme le couvercle du piano, libérant son halo de résonance (Précipice). Le second Livre est plus théâtral et ludique. Le discours s'obstine parfois sur un même rythme ou une même figure (Pré paré), dans un espace toujours ouvert où se déploie l'aura poétique des sons. Chaque pièce découvre son propre territoire dans le Livre III où Gervasoni semble pratiquer, comme Kurtag, la culture de l'hommage : Pré d'après (Debussy), Prédicatif (Nono), Pré de près (Boulez) : aussi raffinées qu'éphémères, ces vignettes émerveillent autant qu'elles interrogent.

L'esprit debussyste demeure dans la Sonatinexpressive (fin du Livre I) dont l'ambiguïté du mot-valise soulève la question de l'expression et du lyrisme auxquels le compositeur semble vouloir ici tordre le cou : en bridant la sonorité du violon très détimbré et en désarticulant la mélodie. L'écriture délicate autant que fantasque s'inscrit dans un espace intimiste très discontinu mais n'obéit pas moins à une trajectoire éminemment conduite. Sombre et troublante, la pièce 14, Luce ignota della sera (d'après Schumann) refermant le Livre II, reprend une pièce enfantine écrite pour quatre mains du compositeur allemand. Gervasoni mixe le piano et une partie électronique live diffusant, en un halo fragile, la mélodie d'Abendlied (Chant du soir) comme passée au filtre déformant de la mémoire. Enfin, c'est Mozart et sa sonate pour glass-harmonica qui suscite l'Adagio ghiaccato (glacé) qui boucle l'œuvre : une perle pour piano préparé et violon mutique (sourdine de plomb) où « son et émotion deviennent solidaires » selon l'expression de Philippe Albèra dans son étude critique de l'œuvre de Gervasoni (cf notre chronique).

Le pianiste et la violoniste , assistés du réalisateur en informatique musicale (pour le n° 14), sont les interprètes sensibles et complices de l'univers poétique de Gervasoni. C'est à Francis Ponge que sont empruntés le titre Le Pré et les motifs floraux de la luxueuse pochette de ce deuxième album monographique paru sous le label allemand Winter & Winter. Il s'inscrit, à la suite de Dir in Dir, dans un cycle de trois CD dont le dernier, à paraître, sera consacré à l'œuvre pour voix, grand ensemble et électronique Fado errático du compositeur.

 

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