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Sergueï Bortkiewicz, le dernier des romantiques

S'il est un anniversaire dont on peut parier, en cette année 2017, qu'il passera inaperçu, c'est certainement celui des 140 ans de la naissance de Sergueï Eduardowitsch Bortkiewicz (1877-1952).

L'excuse commode serait que « cent quarante » n'est pas un chiffre qui parle à l'imagination. Mais plus foncièrement, qui aujourd'hui se souvient de ce compositeur ukrainien, perpétuel exilé hors de son pays, et hors de tous les courants esthétiques qui ont traversé le vingtième siècle ? C'est celui-là même, pourtant, qui au soir de sa vie, le 25 février 1952, connaissant une des rares consécrations de son existence en une soirée donnée au Musikverein à Vienne autour de ses œuvres, écrivait à un ami, s'autorisant une légère entorse à sa modestie coutumière : « Enfin, j'ai eu l'occasion de montrer, dans une grande salle et avec un grand orchestre et des solistes, ce dont je suis capable. […] Ce sera désormais pour moi un bonheur de penser que j'ai atteint une telle reconnaissance à l'âge de 75 ans, alors que, bien souvent, ceux qui la méritent ne l'obtiennent vraiment qu'après leur mort ». Quelle ironie, hélas, qu'une fois le compositeur disparu, les remous de l'histoire aient vite englouti sa trace, au point que les rares dictionnaires de musicologie qui signalent encore son existence daignent tout juste lui accorder le titre de pianiste, bien moins cher à ses yeux que celui de compositeur.

Il est pourtant un pays où la mémoire de Bortkiewicz continue d'être honorée : c'est l'Ukraine. C'est là, à Kiev, qu'un festival fêtera cette année son souvenir, avec le soutien du gouvernement ukrainien, et en compagnie des (jeunes) artistes qui défendent aujourd'hui sa musique comme la pianiste bulgare ou l'Italien . C'est là également que le chef d'orchestre « recréa » en 2001 la Première symphonie op.52, dont la partition, que l'on pensait perdue, venait miraculeusement de refaire surface dans une bibliothèque américaine. C'est là surtout, dans la ville de Kharkiv, que Sergueï Eduardowitsch Bortkiewicz vit le jour, le 28 février 1877, enfant d'une famille aisée d'origine polonaise et de tempérament musicien.

La perte de la patrie

De bonne heure, lorsqu'à l'âge de 19 ans se manifestèrent ses talents musicaux, Bortkiewicz partit pour Saint-Pétersbourg où il étudia le piano au conservatoire dans la classe de Karl von Arek et la théorie dans celle du compositeur . Il fut contrarié dans ces premières passions par un père désireux de le voir suivre des études de droit, ainsi que par des troubles estudiantins qui, en 1899, conduisirent le conservatoire à fermer pour plusieurs mois. Bortkiewicz finit par rentrer en Ukraine, déconfit, dans la propriété familiale d'Artiomovka près de Kharkiv. Mais ce fut pour lui l'occasion de se tourner vers le pays qui allait exercer sur lui, tout au long de sa vie, une vraie fascination : l'Allemagne.

Arrivé à Leipzig en 1900, Bortkiewicz y passa deux ans pour achever ses études musicales. Il fut profondément marqué par la personnalité de son professeur de piano, Alfred Reisenauer (un ancien élève de Liszt), mais comprit aussi, à son contact, qu'il lui faudrait sans doute renoncer à mener une carrière de vedette internationale. Après s'être marié en 1904, il s'installa à Berlin, et commença à alterner concerts et activités d'enseignement ; c'est à ce moment aussi qu'il se pencha sérieusement, fort de ses nouvelles connaissances, sur ses premières compositions. De cette période date enfin sa rencontre et le début d'une longue amitié avec le pianiste néerlandais (1888–1967) ; la correspondance qu'ils entretinrent est aujourd'hui une source majeure de renseignement sur la vie de Bortkiewicz si l'on omet une autobiographie manuscrite du compositeur, Erinnerungen, datant de 1936, et nécessairement bien incomplète.

L'existence de Bortkiewicz, jusque là paisible et prometteuse, bascula en 1914, lorsqu'éclata la Première Guerre mondiale. Sa nationalité russe lui valut d'être assigné à domicile, puis expulsé, contraint de rallier l'Ukraine par la Suède et la Finlande. Il entreprit de rassembler autour de lui à Kharkiv un groupe d'étudiants. Mais bientôt, la révolution bouleversa le fragile équilibre de vie qu'il s'attachait à reconstruire. Le domaine d'Artiomovka fut pillé par l'Armée Rouge, tandis que sa famille, réfugiée au bord de la Mer Noire à Novorossiisk, était endeuillée par le typhus. En juin 1919, l'Armée blanche regagna du terrain en Ukraine et Bortkiewicz put se rendre à Artiomovka pour reconstruire ce qui pouvait l'être. Mais au cours d'un voyage avec son épouse en Crimée, le musicien apprit la victoire de l'Armée Rouge et la chute de Kharkiv : impossible de rentrer. Le couple finit par obtenir passage sur un vapeur de commerce et débarqua à Constantinople en novembre 1920 avec pour tout bagage quelques vêtements et partitions manuscrites. Ni le mari ni la femme ne revinrent jamais en Ukraine et le motif de la « patrie perdue » demeura la trame de toute l'œuvre ultérieure de l'artiste (construite sur des thèmes slaves, la Première symphonie porte même le sous-titre de « Aus meiner Heimat », « De ma patrie »).

Pérégrinations européennes

Les relations de Bortkiewicz en Turquie (parmi lesquelles un pianiste de la Cour, Ilen Ilegey) lui permirent d'obtenir une place en vue dans la haute société du califat en déclin. Mais se languissant de l'Europe, il décida de s'installer en Autriche avec son épouse en 1922. Dans cette période, il composa pour son Deuxième concerto op.28 pour la main gauche. Le pianiste en fut d'ailleurs l'enthousiaste interprète toute sa vie durant, même si bien piètre peut sembler la recommandation d'un homme qui médit d'un des chefs-d'œuvres de Ravel… Leur bonne entente aboutit même à la commande d'une deuxième œuvre, une Rhapsodie russe pour piano (main gauche) et orchestre op.45 (1935).

L'attrait de l'Allemagne étant le plus fort, Bortkiewicz finit par quitter Vienne pour Berlin en 1928. Cinq ans plus tard, l'arrivée des nazis au pouvoir provoqua un bouleversement dans le monde culturel allemand avec des départs et des renvois massifs à la tête des grandes institutions. Etant donné que ses origines russes furent bientôt environnées de soupçon, le compositeur prit le parti de revenir à Vienne où il se sentait moins exposé. La période qui s'ouvrit, si troublée de par le monde, fut également très éprouvante matériellement pour le couple d'exilés russes. Sans le soutien financier fidèle de Van Dalen, Bortkiewicz aurait sombré dans la misère. Pour tenter de trouver d'autres sources de revenus, il alla jusqu'à traduire en allemand la correspondance de Tchaïkovski avec Nadejda von Meck. Pourtant, ces rudes années de guerre ne tarirent pas la source de sa fécondité musicale. Bien des compositions s'ajoutèrent à son catalogue dont les deux symphonies.

Un coup faillit être fatal à Bortkiewicz : le 4 décembre 1943, les Alliés bombardèrent Leipzig, et une grande partie de ses œuvres éditées chez Rahter et Litolff, disparurent dans les flammes et les décombres. C'est à Van Dalen qu'on doit d'avoir retrouvé certaines partitions, mais d'autres manquent toujours (c'est le cas de l'opéra Akrobaten op.50). Il arrive encore aujourd'hui que l'on découvre des pièces perdues comme celles présentées dans le récent enregistrement de chez Hyperion. Après la fin des hostilités, Bortkiewicz, éprouvé et ruiné, bénéficia d'une certaine forme de reconnaissance : il obtint la charge d'une classe au conservatoire de Vienne et à partir de 1947, une confortable pension de retraite. Bortkiewicz s'éteignit le 25 octobre 1952 sans avoir eu d'enfants. Il repose au Zentralfriedhof de Vienne aux côtés de son épouse.

La musique comme planche de salut

S'il est nécessaire de raconter la vie de Bortkiewicz avant de parler de son œuvre, c'est que l'éclairage que la première jette sur la seconde est primordial. Son style quasi-invariable et ses tendances romantiques jusqu'à l'anachronisme auraient de quoi indisposer, si l'on oubliait ce que la musique semble avoir été pour lui : une planche de salut, un gage de stabilité, le point de passage vers un passé et une tradition dont les multiples déchirements de l'existence l'ont toujours cruellement séparé, ou plus simplement, le lieu de l'épanchement authentique des plaintes d'une âme que son siècle a injustement et inutilement torturée.

Même si Bortkiewicz a composé de la musique pour orchestre, quatre concertos pour piano, deux autres pour violon, ainsi que quantité de mélodies, c'est son œuvre pour piano qui semble avoir le mieux résisté au temps. Les influences de Rachmaninoff et de Chopin y sont nettement sensibles, mais l'écriture pianistique, la virtuosité qu'elle requiert de la part de l'exécutant, et le raffinement des textures, lui confèrent une forme de singularité. Par-dessus tout, c'est le talent mélodique de Bortkiewicz et la douce mélancolie qu'il instille, qui parviennent à doter cette musique d'un caractère à nul autre semblable. Pour s'en convaincre, on peut écouter les quatre pièces de l'opus 65, toutes très abouties, en particulier le Capriccio alla Polacca dont la forme séduit dès la première écoute.

Bortkiewicz a multiplié les miniatures, et c'est dans les formes courtes que l'on trouve ses grandes réussites : les premières pièces, les Lamentations et Consolations op.17, certains des Préludes op.33… On devine chez le compositeur – en contrepartie sans doute de sa veine thématique – une certaine raideur lorsqu'il s'agit de développer un motif ; un recours parfois exagéré aux marches harmoniques dissimule tant bien que mal ces difficultés. Pourtant, ses deux sonates (de 1909 et 1942) sont loin d'être des échecs. Espérons que dans les années à venir, des interprètes valeureux continueront d'explorer les trésors d'une musique qui mérite d'être reconsidérée, non pas certes pour occuper le premier rang dans le cœur des mélomanes, mais comme un témoignage poignant de l'itinéraire accidenté du dernier des romantiques.

Images libres de droit : en 1905 ; Van Dalen en 1915 ; en Autriche (1942)

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