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Le Beethoven distingué de Leonskaja à la Philharmonie

Après un concerto « L'Empereur » en janvier, la pianiste est de retour à Paris en récital, pour donner une lecture des trois dernières sonates du même Beethoven.

Il n'est guère de pièces du grand répertoire pianistique qu' n'aborde avec bonheur. Après un récent Schubert au disque, triomphal, il faut bien les derniers chefs-d'œuvres de Beethoven pour mettre en valeur son art absolu du piano. Les références du passé ne manquent pas dans cette musique, mais pourtant, lorsque résonnent les premières notes de l'opus 109, c'est la liberté de ton de l'interprète qui saisit d'emblée : pour un peu, on perdrait la conscience d'écouter du Beethoven, car ces doigts qui courent sur le clavier semblent folâtrer, suspendre leur course ou repartir de plus belle, guidés par les seules émotions de la pianiste. La sincérité est le maître-mot, dans cette musique qu'elle s'est appropriée et qu'elle irradie de pensées intérieures. Le Vivace du premier mouvement est une dentelle délicate ; le thème de l'Andante varié se déroule avec une chaleureuse noblesse, parfaite illustration de l'indication du compositeur, mit innigster Empfindung ; quant au Prestissimo rageur, au centre de la sonate, c'est une fuite en avant sur un tempo presque fou, mais toujours convaincant car toujours aussi authentique.

Balayons une réserve : le Beethoven de Leonskaja, vu de loin, peut paraître un peu sérieux. Dans la grande fugue finale de l'opus 110, l'ingéniosité et la densité de l'écriture, toute en vagues déferlantes, a certainement de quoi amener l'auditeur au bord du vertige, de l'ivresse sonore ; Leonskaja, loin d'accentuer ce trait, joue au contraire le mouvement sur un ton presque déclamatoire. Cela peut étonner ; mais peu à peu, au fil du récital, apparaît le fond de sa pensée musicale, qui est œuvre d'unification. La beauté de son timbre et de ses gestes n'est jamais mise au service que d'un sens global, que d'une continuité sonore, une lumière parfaitement cohérente et généreuse où l'œuvre resplendit comme un tout. Loin de toute brutalité, ou de tout effet de manche, avec une nette prédilection pour les nuances douces, Leonskaja s'appuie sur son sens merveilleux du phrasé pour saisir les couleurs, plus que les contrastes ; les ampleurs du discours, plus que ses saillies ou ses angles. De là vient aussi que chaque seconde de son interprétation paraisse si habitée, et que, passée la furieuse variation en rythmes syncopés de l'Arietta de l'opus 111, par exemple, le calme revienne sans que le souffle s'épuise ou que l'ennui ne s'installe. Jamais une faiblesse d'imagination, jamais une pauvreté d'attaque ; c'est du piano de la plus haute distinction.

En bis, la pianiste a le génie d'offrir, à travers trois brèves pages, l'aperçu de son jeu dans des esthétiques différentes ; et de même que l'on donne au chaland, dans certains magasins, des échantillons « pour goûter », ces bis prolongent la soirée avec quelques saveurs nouvelles : celle, acidulée, de Schumann (dans l'Aria de la Sonate n°1), celle, apaisée et fervente, de Schubert (dans l'Impromptu en sol bémol), celle enfin, légèrement relevée d'humour, de Mozart (dans l'Adagio de la sonate K.332). Le public de la Philharmonie, s'il manquait encore d'arguments, peut cette fois ovationner à loisir, en Leonskaja, une grande pianiste de notre temps.

Crédit photographique : © Marco Borggreve

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