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Avec Via Aeterna la musique sacrée rayonne au Mont Saint-Michel

C'était un pari fou et une gageure tels que les aime René Martin d'organiser en automne, à la demande du groupe Bayard, un festival de quatre jours dans différents sites et localités de la baie du Mont Saint-Michel, pour converger le dimanche vers la Merveille de l'occident.

Gageure d'organiser un festival sur un arc d'une cinquantaine de kilomètres et plus encore de faire entendre une trentaine de concerts dans cette abbaye unique au monde, mais pas vraiment prévue pour cela. Il n'était que de voir les rotations d'hélicoptères pour équiper les diverses salles en chaises, éclairage ou légères sonorisations… Mais le pari fut réussi et le public a marché, affluant de partout pour escalader la vive pente du mont et gravir les 350 marches menant à l'abbaye, sans compter les différences de niveaux entre les multiples espaces.

Malgré les difficultés matérielles, un festival de musique sacrée prend tout sens en de tels lieux, d'autant plus que la journée du dimanche était émaillée par la liturgie des heures, qui ponctue la vie monastique depuis plus de mille cinq cents ans, depuis l'office de matines, dès 7 h du matin, jusqu'à complies, qui achèvent la journée. C'est bien sûr le quotidien de la Fraternité monastique de Jérusalem, qui habite le lieu, mais les moines et moniales étaient rejoints par le chœur estonien Vox Clamantis, justement spécialisé dans le chant grégorien. Ils ont en outre rehaussé en solennité la messe dominicale dans une abbatiale comble.

Des Vêpres baroques lumineuses

Il était on ne peut plus naturel pour un festival de musique sacrée de programmer cette année les Vêpres de la Bienheureuse Vierge Marie de Monteverdi, un chef-d'œuvre aujourd'hui universellement reconnu, même s'il pose encore bien des questions aux musicologues. À la manœuvre, dans la magnifique abbaye prémontrée de La Lucerne d'Outre mer, l'ensemble Ricercar de , qui vient tout juste d'enregistrer l'ouvrage pour le label Mirare.

Avec un effectif modeste de dix chanteurs et autant d'instrumentistes (2 violons, 1 harpe, 1 viole de gambe, 1 théorbe, 1 orgue positif, 3 sacqueboutes et 2 cornets alternativement à bouquin et muets), équilibrait les plans sonores avec des solistes de premier ordre, disposés en deux chœurs vocaux et trois instrumentaux (cordes, continuo, cuivres). L'effectif réduit permet une spatialisation minimale mais les fameux répons en échos dans l'Audi Coelum et le Gloria du Magnificat final produisent toujours un effet de surprise parmi le public. Selon une pratique germanique et anglo-saxonne, introduit chaque psaume d'une antienne en grégorien afin de mieux souligner la polyphonie de Monteverdi. La diction très claire du chœur et des solistes permet une bonne intelligibilité du texte, selon les prescriptions du concile de Trente.

Chaque section de cet ouvrage magistral recèle ses beautés. Jeffrey Thompson délivre un Nigra Sum très articulé, presque opératique. Hanna Bayodi-Hirt et Yetzabel Arias forment un duo enchanteur dans le Pulchra es, tandis que le Laetus Sum, où les deux chœurs se répondent, est céleste. On apprécie au plus haut point un éblouissant trio de ténors dans le Duo Seraphim avec des mélismes à tomber. Et n'oublions pas la somptuosité instrumentale du Lauda Jerusalem avec un duo de violons (rien moins qu'Enrico Gatti et Maïté Larburu) auquel répondent les sacqueboutes et cornets en soutien des sopranos. Après l'Ave Maris Stella d'une pureté madrigalesque, le Magnificat conclusif est une pure merveille polyphonique.

À l'issue de la dernière antienne grégorienne, le public très concentré observe vingt secondes de silence, ce qui est rare et hautement appréciable.

La riche palette instrumentale d'Obsidienne

Changement d'atmosphère le lendemain après-midi avec l' dans la modeste église du prieuré d'Ardevon, à un jet de pierre du Mont Saint-Michel. Avec leur instrumentarium aussi riche qu'insolite, , Florence Jacquemard et Hélène Moreau ont évoqué le chant des pèlerins et des trouvères à travers les miracles, les troubadours, les exils, les pèlerinages, les saisons et les amours en expliquant qu'au Moyen Âge, sacré et profane sont proches, voire mêlés. La femme est au centre de chaque chanson strophique, mais qu'il s'agisse de chanson à danser, chanson de toile, d'aube, de croisade, pastourelles, reverdies, l'amour que l'on porte à sa dame se mêle souvent à celui que l'on voue à la Vierge Marie.

Parmi l'impressionnante collection de vièles et violes qu' présente au public, on reconnaît le fameux rebec, qui figure aux mains des vieillards du tympan de Moissac. Des chansons sacrées de voisinent avec une complainte du roi Richard Cœur de lion captif en Autriche, des extraits du Livre Vermeil de Montserrat, des pastourelles et des estampies où l'on frappe du pied. Chanteurs et multi-instrumentistes donnent vie à ce répertoire avec charme et pédagogie où les cordes frottées, pincées et frappées s'associent aux percussions et aux flûtes aériennes, convoquant les chants d'oiseaux comme li rossignolet de .

, de l'ombre à la lumière

Le soir même à l'église de Pontorson, l'ensemble , en formation intimiste, s'attaquait au chef-d'œuvre de , les Leçons de ténèbres pour mercredi saint. Selon l'usage dans la France de Louis XIV, ces services religieux de la semaine sainte étaient devenus des événements culturels et mondains puisque théâtres et opéra étant fermés pendant le carême, les chanteuses à la mode, s'étaient substituées aux religieuses pour interpréter ces œuvres composées sur les lamentations de Jérémie et l'on se pressait dans les couvents parisiens pour les écouter. De la production de Couperin, seules ces trois Leçons nous sont parvenues, mais il en a sans doute composé d'autres pour le jeudi et le vendredi. Elles constituent toutefois un sommet de la musique baroque française. Les premières et deuxième Leçons sont écrites pour soprano solo, tandis que la troisième convoque deux sopranos, ce qui élargit la palette polyphonique et permet un degré de ferveur expressive plus intense. Alors que des répons en plain chant alternaient initialement avec le texte terrible de Jérémie, chaque Leçon est ici introduite par un prélude à la viole de gambe, au clavecin, puis à l'orgue positif.

Particulièrement redoutée pour sa tessiture élevée, la première Leçon est confiée à , accompagnée par la viole de gambe de Margaux Blanchard et le clavecin de Brice Sailly. Avec une prononciation du latin à la française, elle assure une gradation dans l'émotion qui culmine au Plorans ploravit de la deuxième strophe.

se charge de la deuxième Leçon où l'on goûte les superbes vocalises et mélismes sur les lettres hébraïque, notamment le Vau de la première strophe, qui ornementent une scène démesurée de tragédie lyrique, sur l'un des textes les plus sombres de l'Ancien Testament.

Les deux sopranos se retrouvent dans la troisième Leçon pas vraiment consolatrice, qui commence pourtant par une merveilleuse vocalise à deux voix sur la lettre Jod. Ce programme presque court, mais d'une belle densité, suffit à nourrir l'esprit pour un soir.

Brillante synthèse par De Caelis

Dimanche après-midi, dans la crypte Saint-Martin du Mont Saint-Michel, c'est presque un tour de force qu'ont réalisé les cinq chanteuses de l' en parcourant de façon imagée et très pédagogique un millénaire de musique médiévale en l'espace de quarante cinq minutes. De l'unification carolingienne par le plain chant au IXe siècle, jusqu'à l'Ars nova au XIVe, elles ont illustré de façon très vivante cette époque musicalement extraordinaire et extrêmement inventive. Hormis le talent de ce quintette dirigé par , ce survol que quelque sept à huit siècles de musique avec l'apparition de la notation et des techniques aussi diverses que l'unisson, l'hétérophonie, le déchant ou discantus, l'organum et l'École de Notre-Dame, qui rayonne sur l'Europe entière avec la naissance de l'université, les conduits sur des règles homophoniques et homorythmiques, l'invention de la chanson, puis de la forme complexe du motet, donnerait assurément le tournis. Le Codex La Huelgas, Pérotin, , , le Kyrie de la Messe de Tournai (la première messe polyphonique de l'histoire) et un grand motet du Codex de Chantilly étaient convoqués pour cette brillante évocation.

La tradition latine et slavonne du chant croate

Quelques paliers plus hauts, dans la majestueuse salle des chevaliers, six chantres croates de l' de s'unissaient aux chanteuses de Dialogos dirigées par pour explorer les richesses du répertoire liturgique dalmate depuis le Moyen-Âge. Ces deux ensembles parcourent le répertoire de la messe et des offices, ainsi que des divers rituels de la croyance populaire dans ce pays qui jouissait d'un double statut au sein de l'Église romaine puisque les prêtres croates célébraient la liturgie en langue slavonne. Le littoral dalmate et les îles bénéficiaient d'une double tradition liturgique, latine et glagolitique, d'où une riche fresque sonore entre les pièces latines interprétées par les chanteuses de Dialogos et les chants glagolitiques des chantres croates.

À la lecture polyphoniques des matines de Noël, suivies de plusieurs pièces issues des manuscrits copiés dans les monastères de la cote dalmate, répondent des chants en vieux slavon aux harmonies proches du chant orthodoxe. Le programme se concentrait sur la liturgie de Noël avec un long solo du prologue de l'évangile de saint Jean « In principio erat Verbum ». Les deux ensembles se retrouvaient pour un chant marial Tota pulchra es Maria avant de sortir sur une lamentation slavonne Oh mon peuple, qu'est-ce que je t'ai fait, ou en quoi t'ai-je attristé, réponds moi.

Tout au long de la journée, l'abbaye du Mont Saint-Michel a résonné de musiques essentiellement médiévales dans un esprit voisin des Folles journées de Nantes où d'une salle à l'autre, on entendant parfois les échos d'un autre concert ou d'une répétition.

Crédits photographiques : © Alain Huc de Vaubert

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