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Nijinsky vu par John Neumeier, génial Ballet du Canada

C'est au Théâtre des Champs-Élysées, lieu emblématique de la création du Sacre du printemps en 1913, que présente son Nijinsky, interprété par le . Ce ballet narratif intense, autant physiquement que psychologiquement, évoque la carrière géniale de celui que l'on surnommait le « dieu de la danse », à travers les grands rôles qu'il a créés, et se concentre sur le point charnière où Nijinski sombre dans la folie. Si, malgré des passages intenses, le ballet souffre de longueurs, les danseurs réalisent une performance exceptionnelle !

Les performances de Guillaume Côté en Nijinski et d'Evan McKie en Diaghilev étaient très attendues. On ne savait en revanche pas à quoi s'attendre avec cette seconde distribution, moins médiatisée, où interprète Nijinski et Piotr Stanczyk, Diaghilev.
La brillante prestation de ces deux danseurs, particulièrement , parfaitement juste de bout en bout, montre les ressources incroyables de cette troupe qui peut se payer le luxe de proposer trois distributions de solistes différentes, sans que la qualité n'en pâtisse.

Créé par le Ballet de Hambourg en 2000, Nijinsky est entré au répertoire de l'Australian Ballet puis du . Neumeier, passionné par le personnage de Nijinski (lire Nijinski, danseur sulfureux de légende), est devenu l'un des plus grands collectionneurs privés de ses œuvres, notamment des dessins réalisés en 1918 et 1919.

Le chorégraphe a choisi de concentrer son ballet sur le moment charnière où le destin de Nijinski bascule irrémédiablement dans la folie. Le premier acte s'ouvre ainsi à l'Hôtel Suvretta House à Saint-Moritz, où Nijinski a donné sa dernière représentation publique. Le 19 janvier 1919 est également le jour où il a commencé à rédiger ses fameux Cahiers. Le décor retranscrit bien l'atmosphère de ce début de XXe siècle, l'entre-soi feutré auquel Nijinski se sent étranger. Le danseur théâtralise son entrée, et apparaît enveloppé dans un drap, comme un empereur romain. Puis il entame sa danse, une sorte de transe où l'on retrouve les mouvements au sol de l'Après-midi d'un faune mais aussi des sauts enragés qui choquent le public bien-pensant. Alors, pour les satisfaire, il exécute avec l'ironie d'un chien savant une série d'entre-chats, de pirouettes et d'arabesques dans lesquels il excelle et recueille leurs applaudissements.

Le personnage de Diaghilev apparaît à l'étage, comme un souvenir cher, et Nijinski se précipite dans ses bras. Alors débute un long flash-back qui permet de revenir sur les grands rôles qui ont jalonné la carrière de Nijinski. Comme des doubles de lui-même, dans l'imaginaire d'un esprit qui se trouble, apparaissent l'Esprit de la rose, Harlequin, Pétrouchka, l'Esclave doré – rôle du ballet Shéhérazade dans lequel Nijinski a remporté un succès retentissant – et bien entendu le faune de l'Après-midi d'un faune, ballet chorégraphié par Nijinski qui a tant choqué ses contemporains. De manière assez intéressante, Neumeier fait revivre ces rôles comme des images, des souvenirs flottants qui viendraient peupler la conscience de Nijinski. Il faut souligner le très beau travail réalisé par Dylan Tedaldi en Esprit de la rose et de Félix Paquet en Faune. L'attention portée au style des bras et des pas, à l'inclinaison de la tête, à la sensualité qui se dégage des mouvements, nous donne l'impression de voir s'animer les célèbres photographies de Nijinski interprétant ces rôles.

On regrettera néanmoins de ne pas entendre la musique de Debussy, qu'il est difficile de contourner quand on évoque le danseur. Par ailleurs, le Sacre du printemps est évoqué de manière très allusive, dans la seconde partie seulement, et la célèbre partition de Stravinsky n'est pas convoquée.

Le premier acte retrace les passages principaux de la vie de Nijinski. La relation avec Diaghilev abordée dans un très beau duo, qui peut rappeler celui de Morel et Saint-Loup dans Proust ou les intermittences du cœur de Roland Petit. La rencontre avec Romola de Pulszky sur le bateau en partance pour l'Amérique du Sud fait l'objet d'un beau tableau, où Sonia Rodriguez, danseuse aux lignes fines et souples, campe une Romola élégante et fragile en robe rouge sang. Amoureuse tenace mais discrète, elle sait s'éclipser dans les moments d'intimité entre Nijinski et Diaghilev. S'ensuit le mariage aussi soudain que funeste. Le moment de rupture est bien exprimé par le geste de Diaghilev qui abat les cloisons une à une ; le bruit mat retentit aux oreilles de Nijinski, qui prend conscience des conséquences de son geste. Les passages d'ensemble, où se mêlent tous les personnages, affluant comme dans un rêve (Bronislava, la soeur de Nijinski, les danseuses de Shéhérazade, des Sylphides et tous les rôles de Nijinski) montrent les qualités du corps de ballet mais souffrent parfois d'un excès de longueur.

Ce premier acte aura été porté de bout en bout par un admirable , qui excelle par une technique précise et virtuose mais surtout par sa capacité à se donner tout entier dans ce rôle, qu'il incarne dans chaque regard, chaque intention du geste, chaque expression du visage.

Le deuxième acte, beaucoup plus sombre, s'aventure dans les méandres d'un esprit qui sombre dans la folie. Il passe en revue les années noires, la guerre, évoquée par les vestes d'uniforme portées par les danseurs, l'univers médical, symbolisé par la présence du docteur Fränkel en blouse blanche dont la relation avec Romola est montrée sans ambiguïté. Mais cet acte, frappant et intense par instants, pèche par sa trop grande uniformité et ses longueurs, encore plus marquantes que dans le premier acte. La répétition des mouvements et la succession des trop nombreux tableaux nuisent à l'intensité dramatique, pourtant portée par la magistrale Symphonie n° 11 de Chostakovitch, et finissent par lasser.

Il faut malgré tout rendre hommage à la prestation des danseurs, très éprouvés dans ce dernier acte, où tout le corps de ballet est entraîné dans un rythme dément, comme une multiplication des visions de Nijinski. La dernière scène, dont le calme contraste avec le déchaînement précédent, est très émouvante. Bouclant la boucle, le théâtre est à nouveau celui de l'hôtel Suvretta à Saint-Moritz. Comme un enfant apeuré, Nijinski, recroquevillé sur un traineau, se laisse transporter par Romola. Roulant des yeux fous, il se renferme sur lui-même, l'air d'implorer que l'on ne lui fasse pas de mal. Diaghilev lui donne un baiser en dernier adieu.

Nijinski danse une dernière fois, comme s'il terminait la danse d'ouverture du ballet, interrompue par une longue rêverie où toute sa vie aura défilé. Après avoir jeté au sol des tapis rouges et noirs en croix, il s'enroule avec ces draps, à la manière d'un prophète. Cette scène évoque le délire christique de Nijinski qui a interprété cette dernière prestation comme son « mariage avec Dieu« . « Je suis Dieu » est une phrase répétée avec obsession par Nijinski dans ses Cahiers.

La prestation de Skylar Campbell est prodigieuse. Il parvient à rendre par les mimiques du visage les sensations que l'on imagine traverser l'esprit de Nijinski. Il rend sa candeur au personnage, que l'on sait d'une extrême naïveté et timidité. Totalement habité, Campbell semble partager les angoisses et les délires d'un homme qui voulait faire primer l'émotion et le sentiment sur l'intellect.

Neumeier avait sous les doigts matière à faire un chef-d'œuvre. Il a réalisé un remarquable travail d'historien et est parvenu à recréer l'impression qu'ont pu susciter les ballets interprétés ou chorégraphiés par Nijinski, tout en concevant une œuvre moderne, ancrée dans le vocabulaire chorégraphique d'aujourd'hui. Malheureusement, voulant surjouer l'émotion, il a perdu en vérité, en concision et, de là, en intensité.

Crédits photographiques : © Kate Welfred (NatBallet)

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