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Pour Harry Lehmann, la Nouvelle musique sera numérique ou ne sera pas

Orchestres virtuels, compositeurs sans éditeurs, cours en ligne, accès aux œuvres sur le web… : le philosophe essayiste allemand nous prédit une désinstitutionnalisation et une démocratisation de la « Nouvelle musique » (Neue Musik) dans cette traduction française d'un essai paru en 2012 chez Schott.

« La révolution numérique met à disposition de ceux qui créent la musique les moyens de production et de distribution auxquels seul un cadre institutionnel donnait accès auparavant. » C'est ainsi que l'édition est touchée dans son rôle de producteur de partitions et de créateur de réputation ; l'enseignement est globalisé et affranchi de la relation maître-élève ; des expériences d'orchestres virtuels comme le Vienna Symphonic Library voient le jour ; la notation musicale est remplacée par une composition par échantillonnage de sonorités issues d'instruments acoustiques, de bruits ou encore de citations musicales (l'auteur rêve d'une base d'archives sonores numériques inspirée de Freesound). Pour Lehmann, les possibilités offertes par le numérique sont immenses pour la création. Il propose ainsi la notion d' « ePlayer » qui recouvre toute sorte d'outils de composition par échantillonnage et d'interprétation électronique. Il montre comment de nouvelles formes de créations se développent sur le web, tissant plus que jamais des relations entre le son, les images, les actions et les paroles (« musique relationnelle ») et donnant une place inédite à la vidéo.

Enfin, les conditions économiques de production et de diffusion engendreraient une Nouvelle musique numérique, peu institutionnalisée et très accessible en dehors des sphères étroites de la musique contemporaine, à côté de ce qu'il qualifie de « musique classique contemporaine », extension de la musique contemporaine définie au XXe siècle. À cet égard, il prédit le développement d'un « marché subventionné » dans lequel l'institution ne serait plus commanditaire, mais choisirait dans l'offre pléthorique des œuvres déjà disponibles en ligne. Mais, dans une offre surabondante sur le web, comment définir des critères de sélection qui ne soient pas basés uniquement sur le nombre de clics ou un autre critère quantitatif ? Pour répondre à ce défi, invite en conclusion à la mise en place d'une critique musicale autonome, développée notamment dans la formation universitaire, et capable d'opérer un tri a posteriori dans l'offre disponible.

L'auteur s'appuie sur de nombreux exemples mais essentiellement germaniques : Thomas Hummel, Bernhard Lang, mais surtout Johannes Kreidler (entendu en 2016 par l'ensemble 2e2m). Il aurait pu également citer Alexander Schubert, moins connu au moment de l'écriture du livre, dont les récentes performances (Sensate focus, Codec error) confirment certaines affirmations. Mais qu'en est-il dans les autres pays et aujourd'hui ? Peut-on dire que la scène française, à l'instar de quelques personnalités de la scène berlinoise, a pris le tournant du numérique ? Par ailleurs, les institutions sont-elles amenées à être autant révolutionnées que le prétend l'auteur, alors que, pour faire un parallèle avec le monde du livre, le livre numérique ne connaît pas tout l'essor prévu ? Le modèle économique de « longue traîne » sur lequel s'appuie l'auteur, à savoir une économie de l'abondance sur un marché hautement individualisé, en opposition à une économie classique basée sur un marché de masse et favorisant la vente de bestsellers, n'est-il pas également questionné aujourd'hui ?

Cet essai a le grand mérite de poser des questions essentielles sur la création contemporaine, d'une façon inédite. Il croise des notions sociologiques, philosophiques, économiques, musicologiques et technologiques de manière approfondie mais lisible.

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