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Le Lac des Cygnes enthousiasmant de John Cranko à Stuttgart

Des danseurs enthousiastes, une version cohérente et une unité de style : que demander de plus ?

Dans une représentation de ballet classique, il y a, tout d'abord, les danseurs ; il y a aussi, tout aussi essentiel, le ou les chorégraphes qui, par strates successives ou d'un seul jet, ont composé la pièce telle que les danseurs l'interprètent ; mais il y a aussi, tout aussi importants, ceux que le public ne voit pas, les répétiteurs et coaches qui transmettent aux danseurs et aux spectateurs plus qu'une succession de pas : une rigueur esthétique, une continuité émotionnelle, un esprit. Quand les habitués de l'Opéra de Paris critiquent les bizarreries des chorégraphies « de Noureev », c'est beaucoup moins le travail de Noureev qui est en cause – bien dansé, il trouve toute sa justification – que ce qu'en ont fait ses successeurs, répétiteurs et danseurs d'aujourd'hui ; quand le public du Ballet de Stuttgart fait un triomphe à la version du Lac des Cygnes créée en 1963 par , il faut en rendre grâce à l'équipe qui, autour de Reid Anderson, fait du répertoire, que sa mort prématurée en 1973 a laissé à la compagnie, un héritage vivant qui garde toute sa pertinence esthétique.

On pourra, bien sûr, trouver que les décors de , le très imposant palais du troisième acte par exemple, ont un peu vieilli, on pourra aussi penser qu'une démarche plus radicale sur les classiques, à la Mats Ek, place le travail de Cranko, ni conforme à l'héritage Petipa/Ivanov, ni révolutionnaire, dans un entre-deux inconfortable : prise pour elle-même, cette version telle que présentée en 2017 par le Ballet de Stuttgart n'en est pas moins une démonstration éclatante du génie de Cranko, au même titre que les trois ballets narratifs qui portent sa seule signature. Cranko se situe dans une pratique occidentale qui, à partir des années 1960, a voulu revivifier le répertoire classique en lui donnant une cohérence dramatique plus grande, en effaçant la frontière entre la narration portée par la seule pantomime et la danse à proprement parler. Le prince de ce conte de fées revisité gagne donc en densité par la manière dont Cranko souligne ses fêlures : n'est sans doute pas le plus brillant des solistes de Stuttgart, mais il propose une danse pleine d'élan, techniquement sans reproche, quand bien même la version de Cranko paraît appeler une noirceur un peu plus affirmée.

Mais Cranko ne mise pas que sur cette trajectoire personnelle : la suite de variations un peu anonyme que sont les danses de séduction des princesses étrangères au troisième acte n'est plus un simple hors-d'œuvre insipide avant le clou de la soirée, mais un régal de danse, avec une princesse russe entre élue du Sacre et fiancée des Noces de Nijinska, une Espagnole brillante (Rocio Aleman), et surtout une Napolitaine qui a le bon goût de céder le premier rôle à son partenaire : Adhonay Soares da Silva, le plus grand espoir masculin de la troupe, ne se laisse pas oublier. Et Cranko insère le prince, au premier acte, dans un pas de cinq d'une écriture admirable.

En Cygne blanc, se montre d'une très poétique délicatesse, parfois un peu désincarnée, au mieux dans les passages les plus lents de son rôle – peut-être est-ce ici, à l'acte II surtout, la manière dont Cranko atténue les aspects narratifs qui rend le rôle un peu trop abstrait pour émouvoir. Mais son Cygne noir, lui, est une véritable sensation, d'une grande qualité technique, mais aussi d'une énergie, d'un souffle qui transportent le public. C'est une manière de conquérir l'espace scénique, un jeu sur l'ironie et la sensualité : Roman Novitzky, qui joue avec conviction de la cape plus grande que de raison que la tradition donne à son rôle de magicien néfaste, et tirent le meilleur parti de la chorégraphie incroyablement vivante de Cranko. Il n'y a aucun sens à ce qu'une troupe de danse s'en tienne à veiller sur la pieuse mémoire d'un directeur mort il y a quarante-quatre ans, mais à Stuttgart, ce n'est pas que de mémoire qu'il s'agit : il y a une telle vie dans cette soirée, un tel enthousiasme du public essentiellement local qui fait corps avec « son » ballet, qu'on ne peut que se réjouir que le départ à la fin de la saison de Reid Anderson, le directeur du ballet, soit placé sous le signe de la continuité.

Crédits photographiques : © Stuttgarter Ballett

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