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Yury Favorin en ambassadeur de la musique pour piano d’Alkan

Yury Favorin serait-il le Marc-André Hamelin de la génération montante ? Dans son récent récital parisien, il avait médusé son public en exhumant, avec autant de brio que de sensibilité, une œuvre rarissime de Gavriil Popov. Le voici à présent qui se confronte, à la suite de son aîné, aux partitions intimidantes de .

Au-delà d'un goût prononcé pour les excentricités (de préférence virtuoses, baroques et touffues) des « seconds couteaux » de l'histoire de la musique, on devine, aussi bien chez Favorin que chez Hamelin, une même conviction : il est trop commode d'encenser les grands gagnants de la mémoire collective, pour entourer les autres d'une condescendance entendue, et même d'un franc mépris. Reconnaissons à leur suite que, dans tous les domaines de la vie intellectuelle, la fabrique des génies, qui consiste à isoler des œuvres ou des pensées du milieu qui les a vues naître, cause plus souvent d'injustices qu'elle n'aide à appréhender les chefs-d'œuvres avec une clairvoyance véritable.

Pour ce qui est d'Alkan, l'oubli où il est tombé est avant tout la conséquence de celui qui l'a environné de son vivant, de sa vie solitaire et écartée. Quant à sa musique, les pianistes, d'ordinaire, ne l'aiment pas : elle est chargée à outrance, elle ne tombe pas sous les doigts, et on n'y brille qu'à grand prix. Pourtant, à l'écoute de ce disque, il faut bien admettre que ces pièces, judicieusement choisies sans doute, sonnent merveilleusement, et trouvent en Favorin un héraut miraculeux. Par-dessus tout, jouée de la sorte avec un sens épique, et des contrastes dosés avec goût, la Grande Sonate pour piano « Les Quatre Âges de la vie » est un vrai tour de force qui explique mieux qu'aucun cours de musicologie comment l'univers de Chopin a engendré celui de Liszt. Le second mouvement, qui porte le sous-titre évocateur de « 30 ans (Quasi-Faust) », est un saisissant prototype de la Sonate en si – qui n'est que de cinq ans postérieure –, tandis que l'allégresse badine du premier mouvement évoque encore les pièces légères que l'on trouve çà et là sous la plume de Chopin.

Yury Favorin, distingué au Concours Reine Élisabeth en 2010, possède d'immenses moyens techniques ; tout son mérite est de les mettre au service d'une fine compréhension du langage d'Alkan. On oublie entièrement, et c'est bon signe, que la musique que l'on entend est invraisemblable de difficulté ; au contraire, Favorin parvient avec goût à faire entendre le plus important : la richesse de l'invention, la cohérence des thèmes mélodiques, les trouvailles de texture (par exemple, dans la Marche Funèbre qui sert de second mouvement à la Symphonie pour piano seul). Son jeu, profondément expressif, toujours précis, coloré, vibrant, vient à bout des audaces formelles où s'aventure le compositeur ; l'auditeur ne se sent jamais égaré, mais parvient à suivre la pensée du pianiste comme on le ferait des péripéties d'un conte. Enfin, la brève Paraphrase du psaume 137, placée en tête d'album avant les démesures de la Symphonie et de la Sonate, condense à elle seule la réussite d'un CD qui devrait plaire très largement : on y entend cinq minutes d'une musique savamment pensée, pleine d'adresse, que tire d'un oubli immérité un interprète à la fois fidèle et inspiré.

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