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À Toulouse, le voyage de Liszt aux Carmélites

Dans l'écrin baroque toulousain, le troisième concert de la saison « Musique en dialogue aux Carmélites » associe la pianiste franco-lituanienne et le comédien autour du cycle monumental de , Les Années de pèlerinage.

Ce marathon pianistique et poétique se déroule en deux concerts : un premier à 14h30, dédié à l'intégrale de la première année en Suisse, puis un second à 17h30 consacré à un choix de pièces des deux volets suivants, en Italie et à Rome. En préambule, le musicologue Serge Chauzy rappelle les deux récitals que Liszt avait donnés à Toulouse en 1832 et en 1844, avec, pour le second, l'anecdote des ouvriers privés de concert qui étaient allés chanter la sérénade sous les fenêtres de son hôtel. Et quelques jours plus tard, le jeune virtuose avait joué à nouveau pour eux et les personnes nécessiteuses.

Selon l'esprit de cette saison, qui associe musique et littérature, Christophe Ghristi, directeur artistique du Théâtre du Capitole, a choisi des textes épistolaires et poétiques en rapport avec le cycle lisztien, signés de Marie d'Agoult, Étienne Pivert de Senancour, Lord Byron, George Sand, Pétrarque, Victor Hugo, Charles Baudelaire et André Suarès, s'intercalant entre les pièces. Ils sont lus avec sensibilité et conviction par le comédien , bien connu des habitués du Théâtre Daniel Sorano.

est l'une des très grandes lisztiennes de notre époque, qui a enregistré ce cycle intégral en 2003 et l'interprète régulièrement à travers le monde entier. Son tempérament passionné et volcanique, ainsi que son jeu impétueux conviennent parfaitement à ce monument pianistique dans lequel Liszt restitue en musique ses sensations les plus fortes.

Fruits de la passion amoureuse

Ce journal de voyage est une recherche d'absolu inspiré par l'amour de Marie d'Agoult dans les deux premiers volets suisse et italien, puis un renoncement mystique accompagné par l'amitié amoureuse de Caroline Wittgenstein pour la troisième partie romaine. Ce long parcours de méditations sentimentales et mystiques résume en quelque sorte la vie de Liszt, ce nomade romantique qui a fait corps avec son siècle et ses batailles, en défendant ses idéaux de liberté, de justice et de générosité.

Dès La solennelle Chapelle de Guillaume Tell, qui ouvre la première année « Suisse », s'engage avec l'autorité et la fougue qu'on lui connaît dans ce cycle qu'elle possède parfaitement. Tout en nuances et en couleurs, elle restitue la fluidité paisible du Lac de Wallenstadt et la transparence de Au bord d'une source. Elle déchaîne des tumultes furieux dans Orage avant de s'épancher dans la complexe rêverie de La Vallée d'Obermann. La nostalgie habite de façon étrange Le Mal du pays, puisque certes né en Hongrie, le voyageur Liszt était avant tout européen, adepte des États-unis d'Europe chers à Victor Hugo, tandis que la douce ferveur des Cloches de Genève conclut ce premier volet romantique. Répondant à la sollicitation du public, la pianiste et l'acteur lui concèdent en rappel le Lied de Schubert et Rückert Du bist die Ruh, dans la transcription de Liszt.

Vers l'élan mystique

Le second récital consacré à quelques pièces majeures des deux années suivantes commence par une apologie de la musique par George Sand : « Vous à qui l'esprit de Dieu ouvre les oreilles… Priez dans la langue des anges… ». Excellente introduction au lumineux Sposalizio inspiré par le célèbre tableau de Raphaël Le Mariage de la Vierge, où Liszt cherche dans l'harmonie transparente une correspondance avec la douce lumière dorée du tableau. Dans le Sonnet 104 de Pétrarque, le piano chante superbement, rappelant la version initiale pour chant et piano. Le survol du volet italien s'achève par la pièce majeure Après une lecture de Dante, qui est une œuvre en soi, autrement appelée Dante Sonata. Cette pièce d'un quart d'heure en un mouvement unique, qui préfigure la Sonate en si mineur, est l'un des sommets de l'œuvre de Liszt. Au-delà de la virtuosité, Mūza Rubackyté, qui vit la musique de tout son corps, en donne une version enflammée qui fait rugir le grand Steinway.

Après de tels élans passionnés, la partie romaine est apaisée dans la quiétude spirituelle et l'élévation mystique. Un texte de saint Jean évoquant l'eau purificatrice introduit les superbes Jeux d'eau à la Villa d'Este, qui annoncent l'impressionnisme musical que Debussy et Ravel exploreront plus tard. Le jeu fluide donne presque à voir les scintillements, reflets et jeux de lumières sur les fontaines et cascades de la villa de Tivoli. Un curieux texte de Baudelaire, Le Thyrse, précède la première élégie funèbre Aux cyprès de la Villa d'Este, qui utilise une gamme tzigane.

Après avoir reçu les ordres mineurs à Rome, à l'âge de 54 ans, Frère Liszt aspire au renoncement mystique sans abandonner la musique. Il n'est pas étonnant que la pièce finale du cycle, Sursum corda, emprunte son titre à l'invocation qui précède la préface de la messe. La pianiste donne une vision fervente de ce crescendo lumineux et héroïque. En conclusion, les deux artistes offrent en bis le célèbre Rêve d'amour sur un poème de Ferdinand Freiligrath.

Crédit photographique : © Jean-Jacques Ader

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