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Christophe Honoré, les chemins vers l’opéra

Patrice Chéreau était écartelé, quand ce n'était pas crucifié, entre le théâtre, le cinéma et l'opéra. Ce n'est pas du tout le cas aujourd'hui de Christophe Honoré, émerveillé comme un enfant gourmand par les trois disciplines, auxquelles il convient d'ajouter celle qui fut son marchepied : la littérature.

Les cinéphiles, ces orphelins à répétition, n'ont pas manqué son avènement cinématographique : Christophe Honoré, dès son premier long métrage, revendiquait, malgré une radicalité qui sera aussi une estampille, une filiation à Jacques Demy. Évoquer le travail de Christophe Honoré, c'est tenter de comprendre ce que la trajectoire hors-norme qui est la sienne peut apporter à l'univers ultra-codifié du genre opéra. Hors-norme mais d'une cohérence déjà décelable en maints endroits. Ainsi, l'étonnante conclusion de son Don Carlos lyonnais (un spectre enfantin qui se jette de bras en bras) renvoie aux premiers gestes artistiques de Christophe Honoré : ses romans « pour enfants » publiés à L'École des loisirs où jamais il ne prenait les enfants pour des enfants, (l'inaugural Tout contre Léo en 1996, à peine arrivé à Paris) et, très vite, « pour ex-enfants » (L'infamille en 1997). Geste envers l'enfance qui a bien sûr fonctionné à plein dans le flippant duo Yniold/Golaud de son Pelléas.

A l'opéra, une innocence qui donne à Christophe Honoré une grande liberté

Christophe Honoré : « Je viens d'un milieu très populaire en Bretagne où il n'y avait aucune culture de la musique classique. Mes parents n'allaient pas à l'opéra. Je n'ai pour seul souvenir lyrique que le 45 tours de Nabucco de ma mère. Ma grand-mère, nantaise, me disait qu'elle allait au Théâtre Graslin voir des opérettes. Plus tard, étudiant à Rennes, je n'ai pas le souvenir d'avoir mis une seule fois les pieds à l'Opéra. C'est vraiment à mon arrivée à Paris que, travaillant avec les CEMEA, une association tournée vers l'éducation populaire, la médiation culturelle, j'ai été amené à y accompagner des groupes d'ados. Mais je n'étais pas du tout un spectateur d'opéra régulier. À la publication de mon premier roman, j'y allais deux ou trois fois par an, ce qui est déjà beaucoup par rapport à l'ensemble de la population ».

Christophe Honoré devient metteur en scène d'opéra en 2014 à l'Opéra de Lyon. Son très impressionnant Dialogues des carmélites en fait d'emblée un artiste majeur de la scène lyrique, ce que viendront confirmer Pelléas et Mélisande, toujours à Lyon en 2015 et Cosi fan tutte pour Aix en 2016.

Christophe Honoré : « C'est vraiment , qui avait vu une de mes mises en scène de théâtre au Festival d'Avignon, qui m'avait contacté pour savoir si je ne serais pas intéressé par l'opéra. Impressionné, j'ai mis un certain temps avant de lui répondre : « Pourquoi pas ? ». Il a ensuite fallu trouver l'œuvre qui me semblait, du moins à moi, la plus accessible. Dialogues des carmélites fut une révélation : j'ai apprécié la manière dont on travaillait à l'opéra, un endroit où se jouait quelque chose qui ne se jouait ni théâtre ni au cinéma. Ce n'est pas une place désagréable que de ne pas être un expert. Contrairement au cinéma où mon éducation cinéphile fait qu'aujourd'hui, il m'est difficile de me lancer dans un projet sans avoir en mémoire un nombre de films importants qui croiseraient la forme ou le thème ou que j'aurais en tête, à l'opéra, j'avoue que j'ai une espèce d'innocence qui me donne une grande liberté. J'ai pu ainsi m'intéresser au travail de Tcherniakov, de Warlikowski, de Braunschweig, Katie Mitchell ou Olivier Py, et repérer ce qui faisait l'opéra d'aujourd'hui. Je mentirais en prétendant qu'il y a eu un spectacle marquant pour moi avant cette période où je me suis mis à prospecter ce que faisaient les autres avant de me lancer à mon tour. »

Cette liberté, certainement animé de la peur qu'elle ne s'usât s'il n'en faisait pas usage, Christophe Honoré s'en réclamait déjà dans ses livres où, même s'adressant aux enfants, il ne s'interdisait aucun thème. Ce fut également le cas dans ses films. Des films dont il fait chanter les personnages « quand ça lui chante », comme dans la magnifique scène au téléphone de Dans Paris (2006). Trois ans après le triomphe des audacieuses Chansons d'amour (2007), il filme à 180 degrés François Sagat dans le très expérimental Homme au bain (2010). Au beau mitan de Non, ma fille tu n'iras pas danser (2009), un conte breton de jadis coupe la parole à une intrigue des plus contemporaines et c'est cet écart narratif que l'on retiendra. Comme l'on avait surtout emporté de 17 fois Cécile Cassard la Lola de Demy, ressuscitée le temps d'une brève mais mémorable scène au bain, par Romain Duris. Ses solaires Métamorphoses (2014) d'après Ovide ne sont qu'ode à l'hédonisme. Le plus étonnant (on est toujours étonné avec Christophe Honoré) est peut-être sa réinvention, contre toute attente, de la pitoyable héroïne de la Comtesse de Ségur. Il fait de Sophie un être qui est la liberté même, un symbole de volonté émancipatrice, un porte-étendard de l'Imagination (Les Malheurs de Sophie, 2016).

Une légitimité à conquérir

Des décennies durant, ont fait peur, à l'opéra, les metteurs en scène qui « venaient du théâtre ». La réussite théâtrale autant que musicale du Ring Chéreau/Boulez a permis au vent de tourner définitivement mais quelques bourrasques récurrentes continuent de souffler sur les braises de ce débat d'un autre temps. Après 1976, conséquemment à ce Ring du Centenaire, il devint donc difficile de se contenter du credo de bien des directeurs de maisons d'opéra, grosso modo : Faust/ Carmen/ La Traviata tous les trois ans, avec des solistes main sur le cœur à la rampe, des choristes entrant à droite et sortant à gauche vêtus de costumes sans âge. Même les opéras de province finirent, sous la pression d'un public nouveau, par fléchir et réfléchir à ce que pouvait apporter à leur structure une vraie réflexion sur la mise en scène d'opéra. Christophe Honoré vient du cinéma : va-t-il devoir justifier sa légitimité au cours d'un procès d'un autre genre ?

Christophe Honoré : « Ce que venir du cinéma peut changer, ce sont peut-être des attentes différentes en termes de réalisme et d'incarnation. Le cinéma, quel que soit le film que vous faites, repose sur un socle réaliste important avec, notamment, un travail sur les corps, la vraisemblance, sur une manière d'être très différente de ce qu'on peut travailler au théâtre ou à l'opéra. Mais le chemin existe entre ce que je réclamais aux chanteurs au moment de Dialogues des carmélites et ce que je leur réclame aujourd'hui. J'ai appris à admettre que la projection de la voix les fixait dans des postures qui, pour un cinéaste, ne sont pas des postures de jeu très intéressantes, mais qui sont des passages obligés, contre lesquels il ne faut pas lutter constamment sinon c'est une grande frustration à la fois pour eux et pour moi. Ça dépend aussi des chanteurs : face à ceux qui restent obnubilés (à raison) par leur voix et pensent que l'incarnation n'est pas ce qui prime, la jeune génération a tout à fait conscience que plus le personnage sera incarné, plus la voix aura une identité forte.

Tout en venant du cinéma, je n'utilise pas la vidéo, fréquemment sollicitée par énormément de metteurs en scène d'opéra. Je ne suis pas sûr que de se rapprocher pour montrer en gros plan des gens qui chantent soit si intéressant que cela pour faire passer les émotions. Ce sont en plus très souvent de mauvais plans de cinéma. La vidéo à l'opéra c'est souvent du mauvais cinéma. Je ne peux pas dire non plus que j'amène les chanteurs vers un jeu cinématographique. »

L'Opéra et le Cinéma ne sont pas des étrangers l'un à l'autre. Un ouvrage récent, Opéra et cinéma (Presses Universitaires de Rennes), fait état des fluides échangés de longue date entre les deux disciplines. Le cinéma des origines s'est d'emblée appuyé sur les codes du lyrique (l'expressionnisme outrancier du muet) et le lyrique d'aujourd'hui s'installe de façon décomplexée dans les multiplexes. Il lui arrive même d'aller dorénavant à la pêche aux livrets chez Pasolini (Teorema de , 1992), Buñuel (L'Ange exterminateur de , 2016), et même des auteurs contemporains comme Annie Proulx (Brokeback Mountain de , 2014). Mais les cinéastes à l'opéra, si l'on excepte les Toscan movies de 1979 à 2000 (Don Giovanni par Losey, Carmen par Rosi, Parsifal par Syberberg, Boris Godounov par Zulawski, Madama Butterfly par Frédéric Mitterrand….), rares ont longtemps été les audacieux à avoir osé franchir les murs de leur chapelle : mis à part Eisenstein qui s'y est essayé une seule fois avec La Walkyrie (1939), Visconti était le seul nom citable avant les Russell, Schlesinger et autres Herzog, Gilliam, qui, pour la plupart, n'ont fait que de sporadiques incursions dans l'univers lyrique, quand ce n'est pas une seule (Woody Allen avec le bref Gianni Schicchi, Minghella avec Butterfly).

Christophe Honoré : « La force de l'opéra par rapport au cinéma, c'est de n'être qu'artifice. Il n'y a rien de plus artificiel qu'une mise en scène d'opéra : le chant, la présence visible de l'orchestre (avec des partitions tellement éclairées qu'elles bavent sur les images). La croyance du spectateur d'opéra n'a donc rien à voir avec celle du spectateur de cinéma. Le spectateur d'opéra emporté par un spectacle peut applaudir après les airs. L'illusion réaliste est, à l'opéra, sans cesse rompue. À aucun moment le spectateur d'opéra régulier ne souhaite être emporté par une histoire. C'est peut-être ça qu'en tant que cinéaste j'essaie d'amener à l'opéra. J'essaie toujours de m'attacher au récit du livret, le déplaçant ou pas et de proposer une histoire et non pas une suite de moments d'opéra. On peut trouver la démarche classique, voire académique alors que je pense que c'est l'inverse. »

Crédits photographiques : Christophe Honoré © Les Echos ; Les Chansons d'amour © CinéLounge ; Pelléas et Mélisande © JL Fernandez

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