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Decca à Belgrade pour la gloire du chant

Il fallait évidemment Universal-Australie et son entreprenant Directeur général Cyrus Meher-Homji pour enfin rééditer ces merveilleuses gravures légendaires de sept opéras russes, dont six en première en stéréo, réalisées en 1955 par Decca à Belgrade, capitale de l'ex-Yougoslavie.

Dès le début des années 50, grâce à ses relations avec diverses villes d'Europe, le label anglais Decca pouvait s'enorgueillir d'un imposant catalogue d'enregistrements intégraux d'opéras (et d'opérettes) qui faisait sa fierté et l'envie de ses concurrents : opéras français avec l'Orchestre du Théâtre National de l'Opéra de Paris (direction : Alberto Erede), l'Orchestre de l'Opéra-Comique de Paris (direction : Georges Sebastian, Albert Wolff), l'Orchestre National de Belgique (direction : Georges Sebastian) ; œuvres lyriques anglaises de Benjamin Britten dirigées par l'auteur ; œuvres lyriques allemandes et viennoises avec l'Orchestre du Festival de Bayreuth (direction : Joseph Keilberth, Hans Knappertsbusch), l'Orchestre Philharmonique de Vienne (direction : Otto Ackermann, Karl Böhm, Erich Kleiber, Hans Knappertsbusch, Clemens Krauss, Josef Krips), le Royal Philharmonic Orchestra (direction : Sir Thomas Beecham) ; opéras italiens avec l'Orchestre de l'Accademia di Santa Cecilia di Roma, l'Orchestre du Maggio Musicale Fiorentino (direction : Alberto Erede, Francesco Molinari Pradelli) etc. etc.

Toutefois, en vue d'étoffer la production lyrique du label par le répertoire russe, l'une des collaborations les plus remarquables – quoique inattendue – de Decca fut celle avec l'Opéra de Belgrade en 1955. En pleine Guerre Froide, cela pouvait paraître étonnant de choisir la capitale d'un pays alors de régime communiste, mais le Maréchal Tito (1892-1980), l'un des fondateurs du mouvement neutre des non-alignés, était relativement ouvert à l'Occident, ce qui permit d'aplanir en partie les difficultés… Et Decca profita de cette collaboration afin d'y développer pour grands ensembles la stéréophonie alors naissante, initiée le 13 mai 1954 avec Antar op. 9 de Rimski-Korsakov par , tout premier enregistrement classique stéréo de Decca. C'est dans ces conditions qu'à partir de février 1955 l'excellente équipe de Belgrade dévoila au monde les qualités musicales exceptionnelles d'une troupe parfaitement homogène dans, successivement, Le Prince Igor de Borodine, La Khovanchtchina de Moussorgski (février 1955), Boris Godounov de Moussorgski (avril 1955), Eugène Onéguine de Tchaïkovski (septembre 1955), Une vie pour le Tsar de Glinka, Snégourotchka ou La Fille des neiges de Rimski-Korsakov (septembre-octobre 1955) et La Dame de pique de Tchaïkovski (octobre 1955).

Le maître d'œuvre des trois réalisations sous rubrique est le grand chef d'orchestre bosniaque (1913-2009), très aimé dans toute l'Europe centrale, mais dont le nom ne dit sans doute plus grand-chose aux mélomanes actuels. Après avoir obtenu un diplôme de direction et de composition au Conservatoire National et un doctorat en philosophie à l'Université Charles de Prague, il fut chef d'orchestre à Sarajevo, sa ville natale, puis directeur de l'Opéra et du Ballet du Théâtre National de Belgrade de 1944 à 1959, ensuite directeur artistique jusqu'en 1965, chef invité permanent de l'Orchestre Philharmonique de Ljubljana, de l'Orchestre Symphonique de Radio Zagreb, et professeur régulier à l'Académie de Musique de Belgrade. Forte personnalité au tempérament ardent et à l'autorité précise et impérieuse, d'un esprit vif, aigu et nuancé et d'une très vaste culture, il fut avant tout un défenseur de la musique contemporaine, malgré un caractère essentiellement romantique : Bartók, Hindemith, Honegger et Prokofiev figurent parmi ses compositeurs de prédilection. Très attiré par l'opéra, il fut régulièrement engagé à l'Opéra de Vienne où il a connu des triomphes et où il réalisa une éblouissante Chauve-Souris (Sony-RCA).

Ce qui est frappant à l'écoute de ces enregistrements mémorables, c'est d'abord de constater combien en 1955, Decca était en avance sur tous ses concurrents dans la maîtrise de la stéréophonie naissante, grâce à des ingénieurs du son comme Roy Wallace : après une soixantaine d'années, ces vénérables gravures sonnent en CD comme si elles venaient d'être réalisées ! Ensuite l'admirable troupe du Théâtre National de Belgrade, dont était à ce moment directeur, et qui n'a d'équivalent que dans celui de Prague, se révèle d'une homogénéité, d'une unité et d'une sûreté de style garantes d'une évidente justesse d'expression telle que l'intuition supplée à notre ignorance des nuances de la langue originale. L'orchestre est admirablement discipliné et les chœurs sont toujours superbes. Les chanteurs de Belgrade, nantis pour la plupart de voix riches et belles, ne se détachent jamais de l'ensemble que dans la mesure où leur personnage l'exige, car le travail d'équipe, primordial, renonce à tout effet personnel. Parfois se manifestent un son blanc, une émission un peu rocailleuse ou une note aiguë un peu forcée, brèves exceptions toutefois dans l'enthousiasme d'un ensemble tel qu'on en rencontre rarement.

On ne peut citer ici tous les solistes du chant qui le mériteraient pourtant, mais certains se retrouvent à plusieurs reprises dans cette série d'enregistrements : d'abord la superbe soprano slovène (1918-1994), ensuite les mezzo-sopranos serbes (1903-1986) et (née en 1923), le ténor serbe (1893-1974), le ténor slovène (1917-1984), le baryton macédonien (1927-2001), et les basses serbes (1907-1994) et (1921-1999), ce dernier campant notamment un Boris Godounov subtil et nuancé. Précisons enfin que les éditions utilisées pour les enregistrements sont celles les plus complètes possible disponibles à cette époque, ce qui nous vaut notamment la première version en stéréo du Prince Igor aux quatre actes sans coupures.

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