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La Force du destin par Tobias Kratzer à Francfort : ultra-politique et ultra-crédible

Epaulé par trois voix immenses, fait du problématique opéra de Verdi un feuilleton haletant, revisitant sur un siècle et demi l'Histoire d'une grande puissance bien connue et notamment son rapport avec les noirs.

« Étranger… mûlatre… bâtard… indien… origine ignoble… » Ses allusions racistes. Ses longues scènes militaires (dont un éloge de la guerre plus qu'appuyé). Ses sauts dans le temps (plusieurs années séparent certains tableaux). Cela suffit au jeune metteur en scène allemand pour voir dans La Force du destin un opéra hautement politique, et pour parvenir à transformer en atouts les défauts d'une oeuvre profondément remaniée par Verdi, entre la création à Saint-Pétersbourg en 1862 et sa reprise milanaise de 1869 pour laquelle, après la mort d'Angel de Saavedra, duc de Rivas et auteur du drame originel, le compositeur demanda même à Ghislanzoni de revoir le livret de Piave.

Se rapprochant de la version originale (pré-moussorgskienne, sans ouverture, plus violente), Kratzer nous installe très vite et très brillamment dans un dispositif qui rappelle La Bohème de Ken Russell à Macerata et que l'on ne saisira que progressivement, après l'impression rétinienne sur un simple prélude de glaçantes images d'archives : installé dans le radicalisme d'une boîte immaculée, le premier tableau se voit dupliqué à l'arrière-plan par un film qui nous transporte dans la Louisiane pré-Guerre de Sécession. On perçoit qu'à l'Alvaro et à la Curra blancs évoluant au premier plan autour d'une Leonora en crinoline, correspondent dans le film deux esclaves noirs. L'amour de Leonora est un amour interdit puisque partagé avec un homme dont le dos porte les stigmates de la violence de ses maîtres. Les références cinématographiques ne manquent pas. De ce tarantinesque Alvaro enchained, on passera au troisième acte à Apocalypse now et Voyage au bout de l'enfer. Kratzer va très loin dans ce tableau qui montre, sous les vrombissement des hélicoptères, Preziosilla, playmate pour soldats en rut, jouer à la roulette russe avec la population sous le regard de Martin Luther King, convoqué lui aussi, et bien sûr inaudible dans ce gâchis civilisationnel.

Auparavant l'Acte II nous aura plongé en pleine Guerre de Sécession. Dans le décor hilarant d'une auberge playmobile pleine de soudards avinés exerçant leur adresse sur l'effigie de Lincoln (comme, dans un pays allié également bien connu, d'autres le feront plus tard sur Badinter). Les protagonistes sont eux aussi des playmobiles. Preziosilla, ici Madelon sudiste, mène le jeu de massacre en parfaite adéquation avec la vulgarité pénible habituellement inhérente au personnage. « Aucune femme n'est assez vulgaire pour astiquer un revolver », chantait le chanteur. La messe est dite.

Le versant religieux de l'oeuvre en prend aussi pour son grade. Le calicot « Jesus saves » (brodé au point de croix, bien sûr) qui orne le mur du couvent de Melitone et Guardiano, est la façade visible d'une confrérie masculine partagée entre circonspection et attirance pour le corps étranger par excellence qu'est Leonora, avant de dévoiler son vrai visage : celui du Ku Klux Klan.

Le premier tableau de l'Acte IV nous transporte à la période Obama (de vibrants textes de la Première Dame sont reproduits dans le programme) qu'une judicieuse lucidité place dans le quotidien de Restos du coeur version outre-atlantique, sous les regards bienveillants de Michelle et Barack dont les statues accueillent les déshérités de la parenthèse enchantée de l'Obamacare.

L'ultime tableau boucle la boucle. Reprenant le procédé du film en arrière-plan, il circonscrit la catastrophe finale dans le studio précaire d'une Leonora contemporaine dont l'amant (noir bien sûr) sera abattu in fine par la police d'un gouvernement dirigé par un homme dont Kratzer nous épargne le visage mais dont les propos tenus lors des émeutes de Charlottesville de 2017 ont ravivé ceux de John Wayne, qui osa en son temps : « Je crois en la suprématie blanche. »

Une autre Michelle, autre américaine, incarne Leonora. (on pense à Jessye Norman) est saisissante : généreuse, ample, se jouant de tous les registres, elle est tout simplement de celles qui font immédiatement comprendre ce qu'est une vraie soprano lirico spinto. À l'écoute de l'Alvaro indestructible d', capable dans le même souffle de passer du forte au mezza voce, on comprend qu'il soit le dernier à expirer. ne cède en rien à ces deux géants, les affrontements parfois longuets des deux hommes revêtant avec lui un tout autre intérêt. Face à des chanteurs de cet acabit, l'on trouverait presque la direction de sous-dimensionnée avant qu'un finale péremptoire ne finisse par convaincre. oppose au racolage redneck de son personnage une classe séduisante. Franz-Joseph Selig (Marquis puis Padre Guardiano ambigu) tout comme (irascible Melitone) et Michael McGown (Trabuco) complètent un tableau vocal très longuement fêté à l'issue de la représentation.

Le spectaculaire détournement opéré par ne sera peut-être pas du goût de tous (le volet Vietnam est conspué par une partie de la salle) mais force est de reconnaître qu'il offre à La Force du destin une unité et une crédibilité inespérées, confirmant, après un impressionnant Crépuscule des dieux à Karlsruhe, son statut de première importance. Prochain rendez-vous : Bayreuth.

Crédits photographiques  : © Monika Rittershaus

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