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À Liège, une inégale Aïda d’un immobile classicisme

L'on n'est jamais si bien servi que par soi-même. , directeur de l'Opéra royal de Wallonie-Liège se prête à la mise en scène de cette nouvelle production d'Aïda, très attendue et sans doute un brin décevante. Il en impose une vison très classique, certes pétrie d'humanisme dans son antique huis-clos sentimental, mais peut-être trop statique par son hiératisme forcené.

Aïda, antépénultième opéra de Verdi, satisfait autant le simple amateur de grand spectacle pour la célébrissime scène de triomphe du deuxième acte que le mélomane le plus chevronné par l'intimité de ses scènes dramatiques. Sur fond d'antiquité égyptienne, l'argument reprend des ingrédients hérités de la tragédie classique : le triangle amoureux, moteur du drame, ou, sans y apporter de solution ou de happy end, l'éternel et cornélien dilemme entre amour et devoir, entre cœur et raison.

L'Opéra royal de Wallonie ne prend aucun risque en jouant d'emblée la carte d'un certain conformisme de bon goût. La mise en scène de Stefano Mazzonis, efficace, quoique très neutre et sans beaucoup d'originalité, joue la carte d'une solennité très littérale (telle l'omniprésence de la statue du dieu Ptah) et pétrifie le moindre mouvement scénique  en tableau vivant rappelant les peintures découvertes à Thèbes ou à Karnak. Cette sensation de clichés historiés est renforcée par les costumes de Fernand Ruiz directement inspirés par les mêmes frises. Dans cette optique statique, même la scène du triomphe de l'acte II ne fait appel qu'à une malheureuse tribune officielle immobile, très « son et lumière » : c'est un peu maigre ! Il y a bien çà et là une trouvaille, comme au dernier acte le procès de Radamès joué depuis les coulisses, durant lequel une Amnéris torturée par la rage et le désespoir reste seule en scène, écrasée plus encore par le dispositif scénique monumental que par le destin. Car les décors de Jean-Guy Lecat, bien mis en valeur par les subtils éclairages de Franco Marri, imposent leur verticalité par leurs transmutations au gré des tableaux : par simple rotation des éléments, la stylisation de blocs évoquant d'immenses bâtiments et d'infinies perspectives dans les dédales du Temple, se mue en un environnement plus intime et bigarré évoquant l'Antiquité égyptienne tel un livre d'art. La scène des jardins du temple d'Isis à l'acte III apporte enfin un peu d'air frais et d'originalité face à une pléthore de relatifs lieux communs.

Pour cette production, l'ORW a engagé deux Radamès, deux Aida et deux Amnéris qui tous se croiseront au fil des représentations. On ne peut donc pas à proprement parler de double distribution. Et celle de ce soir s'avère passionnante mais pour le moins inégale.

La soprano américano-cubaine campe, avec sa plastique tout en rondeurs, une Aïda pourtant plus humaine et fragile que monolithique : soprano lirico spinto d'agilita à la voix corsée, très à l'aise dans le registre aigu, elle manque pourtant globalement un peu de projection sonore. Elle peine ainsi dans le registre médium grave, où l'émission de certaines voyelles reste étrangement dans le masque.

Le Radamès vaillant de appelle lui aussi quelques réserves. Cueilli à froid, il loupe pour le moins son inaugural et impitoyable Celeste Aïda par un flagrant manque d'implication (serait-ce le trac ?) et surtout par une  justesse approximative. Lui aussi lirico spînto un peu pesant au vu du déséquilibre des registres, il sauve la mise par la rutilance extériorisée de ses aigus.

Dans ce triangle amoureux impossible, c'est surtout l'excellente Amnéris vénéneuse et fatale de la Géorgienne qui retient l'attention. Elle construit un portrait par petites touches d'une femme blessée dans son orgueil et minée par une jalousie insidieuse. Jouant de prime abord la carte de la félonie doucereuse (dans le duo avec Aïda au premier acte Vieni, o diletta), elle explose littéralement, avec sa très convaincante musicalité et avec sa voix ductile et puissante à la fois de vrai mezzo verdienne, au dernier acte, où son incarnation, dans l'affrontement avec un Radamès refusant de se disculper, touche au grandiose et à l'épique par sa totale noirceur.

L'Amonasro de , somptueux et grandiose, est un autre point fort de la soirée. D'un timbre de baryton-basse de bronze et d'une incroyable santé vocale, d'une diction impeccable, très investi dans son duo avec Aïda au troisième acte, il campe un personnage paternel  tout en nuances, tour à tour compatissant puis vindicatif et  manipulateur. Le Ramfis splendide de Luca Dall'Amico n'est pas en reste : sa conception très autoritaire et monolithique du rôle de grand-prêtre se fond idéalement avec le cadre voulu par le metteur en scène, de sorte que le roi de , plus fragile, véritable pantin au pouvoir tel que présenté au fil de cette production, apparaît quelque peu en retrait.

Les chœurs, si importants au second acte nous apparaissent certes impliqués, mais leur dynamisme est malheureusement très raboté faute d'un effectif suffisant pour cette évocation fastueuse. On a connu aussi un orchestre maison globalement plus en forme et plus homogène : les cordes graves nous réservent quelque bien mauvaises surprises dès le délicat prélude inaugural et les trompettes du triomphe nous apparaissent bien poussives voire mal embouchées. Seuls les solistes de la petite harmonie tirent élégamment leur épingle du jeu. La direction musicale peu fouillée d'une plus habile qu'habitée ne s'embarrasse guère de détails et pèche par un certain prosaïsme dans l'enchaînement des nuances, dans la gestion des transitions ou des effets dramatiques. Enfin, les ballets évoquent, plus qu'autre chose, d'assez maladroits numéros de bateleurs quelque peu décalés dans le contexte global de cette mise en scène délibérément « historique ».

Au bilan, cette soirée apparaît certes agréable, voire captivante par moment, mais témoigne surtout d'une inégalité flagrante dans la distribution et d'une mise en scène conceptuelle parfois un brin trop immobile ou prévisible.

Crédits photographiques : © Opéra Royal de Wallonie-Liège

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