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Un captivant Eugène Onéguine à Fribourg-en-Brisgau

Metteur en scène et intendant dans différents théâtre allemands, occupe depuis 2017 le poste de Directeur général du Stadttheater de Fribourg-en-Brisgau. Après des Contes d'Hoffmann en 2008 pour Lucerne, cet Eugène Onéguine est sa deuxième mise en scène lyrique.

Eugène Onéguine est un des dix plus beaux opéras du monde. D'une feinte humilité, ces Scènes lyriques en 3 actes (et 7 tableaux !) utilisent les moyens considérables du genre : des airs, des ensembles, des chœurs, des ballets, des plages symphoniques. Tchaïkovski y a mis le meilleur, de sa vie comme de son inspiration au service d'une dramaturgie imparable. Comment ne pas vibrer encore et encore à cette trajectoire de deux êtres qui se ratent pour ne pas avoir su ni pu s'aimer au même moment ? Tout être humain connaît, a connu, connaîtra l'étrange syndrome. De la même façon que le livret que Tchaïkovski (avec l'aide de son ami Shilovski) tira en 1877 du roman que Pouchkine avait mis dix années à écrire, entre en résonance avec la vie des deux auteurs (l'écrivain mourut en duel comme Lenski, le compositeur reçut comme Onéguine la lettre d'une femme qu'au contraire de ce dernier, il épousa aussitôt pour son plus grand malheur), sa subtile évocation de la marche du temps, son survol de tous les sentiments entre lumière et ombre (pourquoi Onéguine tue-t-il son meilleur ami ?) sont de la vie de tout homme.

La vision de partage avec le récent Onéguine strasbourgeois l'espace campagnard du I : une grange à claire-voie vue de l'intérieure, née, en un très bel effet vidéo grossissant, de la lecture de Tatiana, présente dès le premier plan en grande lectrice solitaire. Cet intérieur propice aux effets de lumières, et qui n'est pas sans faire songer à celui de La Walkyrie de Castorf, se disloque au mitan du II : le toit s'envole dans les cintres, les murs s'affaissent sur eux-mêmes à la manière dont la lettre géante de Tatiana s'est également repliée sur elle-même après s'être ouverte, pour offrir le refuge des mots à la frémissante héroïne. Sommet esthétique du spectacle, l'effondrement de la grange est aussi celui d'un monde, d'une époque, d'un lieu. L'entracte, situé après une très longue première partie (Acte I et II sont enchaînés) trouve sa logique avec un troisième qui évacue campagne et costumes tchékoviens pour propulser une très crédible Polonaise sans ballet dans l'urbanité d'une galerie d'art contemporaine. Tatiana y anime le vernissage d'une exposition de photos. Et que voit-on sur les clichés en noir et blanc qui garnissent les murs ? La grange de naguère, de jadis, dans tous ses états, devenue objet de musée ! Nostalgie garantie.

Au contraire de Frederic Wake-Walker qui, à l'Opéra du Rhin, cassait un peu son jouet par d'étranges partis-pris, les bonnes idées abondent ici sans discontinuer dans un univers visuel toujours captivant : Triquet dans l'euphémisme d'un inquiétant clown blanc ; le groupe électrogène qui vient pallier les pannes d'électricité en phase avec les éclats sentimentaux du bal chez Larina. Olga, habituellement négociée au cœur de l'Acte II, revient au III et l'utilisation muette qui est alors faite de la chanteuse, apporte l'à propos d'un intelligent contrepoint à l'air pontifiant de Grémine. On regrette çà et là que n'affirme pas avec plus de force la patte de son inspiration : au lever de rideau, il fait astiquer des carabines à Larina et Filipievna en lieu et place des confitures indiquées par le livret mais abandonne ensuite cette piste féconde. La vidéo se prive d'un lever de soleil dans la chambre de Tatiana, seulement caressée d'un longuet défilé de nuages sans sens. Lenski, bien parti pour se saouler avant le duel, abandonne toute idée d'ébriété comme s'il se rappelait les actuelles consignes de modération ; et, plus frustrant, la raideur du plan final (à moins qu'il ne s'agisse d'un raté technique du jeu d'orgue comme semble le prouver le splendide contre-jour visible sur la photo correspondante du programme ?).

Il arrive aux belles couleurs du Philharmonische Orchester Freiburg de se ternir ça et là au cours d'une première partie peut-être un peu fatigante pour certains instrumentistes, mais enflammée par la direction de plus en plus dramatique de . La phalange livre un troisième acte enthousiasmant où seules interrogent à la fin de l'avant-dernier tableau, après l'intervention passionnée d'Onéguine, d'expéditives mesures conclusives comme composées à-la-va-vite, interdisant la reprise de l'Écossaise, et dont on doute vraiment qu'elles soient de la main de Tchaïkovski ! Le chœur maison chante et danse avec un égal bonheur.

Les artistes élus sont d'excellents chanteurs, d'excellents acteurs. , en tous points superbe, est Eugène. recueille un grand succès : sa Tatiana, beaucoup moins passive que d'ordinaire, incarne magnifiquement le passage de l'adolescence à la maturité bien que la voix, d'une autorité indéniable (une très belle lettre et un bouleversant engagement final) manque un peu de velouté. Très fêté également, le Lenski de , fin et délicat bien qu'au bord de la fêlure. possède une belle présence en Olga. Libidineux, autoritaire et effrayant, le Triquet large et sonore de est aux antipodes d'un Sénéchal ou d'un Cuénod. L'impressionnant Grémine de , surdimensionné dans un tel aréopage vocal comme dans l'espace intimiste du Theater Freiburg, fait carrément figure de Hagen au pays des Soviets. et sont de pittoresques Larina et Filipjevna qu'on aurait volontiers imaginées, dans la conception de Carp, revenir au musée comme Olga, pour fêter le triomphe de Tatiana.

Une réussite que Fribourg-en-Brisgau serait bien inspiré de conserver à son répertoire.

Crédits photographiques © Tanja Dorendorf

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