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Archip-elles à Genève mise sur la création féminine

Pas de thématique pour cette édition 2019 du festival Archipel de Genève, prévient son directeur , mais un acte symbolique qui gouverne toute la programmation, à quelques exceptions près : soit quarante cinq compositrices à l'affiche d'une manifestation entièrement dédiée aux dames qui, pour l'occasion, a été rebaptisée Archip-elles.

L'époque est aux statistiques. Celles de Marc Texier, en charge du festival depuis près de quinze ans, donnent seulement 12 % s'agissant de la présence des femmes dans la programmation des années précédentes. Voilà une raison suffisante pour combler le retard et confirmer, s'il est besoin, la force et la vitalité créatrices des femmes. Elles viennent de vingt-sept pays différents et couvrent, au sein du festival, plus de quatre siècles de musique, de la vénitienne (début XVIIe) à la toute jeune Russe Polina Korobkova (née en 2001) inscrite à l'Académie Archipel (du 1er au 7 avril) que mène cette année la compositrice suisse Katharina Rosenberger auprès des NeueVocalsolisten de Stuttgart.

Pour la soirée officielle d'ouverture, l'ensemble genevois Contrechamps et son chef ont investi le plateau du Studio Ansermet, sis dans les locaux de la radio. Parmi les cinq compositrices au programme, toutes rattachées à une certaine lignée allemande, seule l'Autrichienne Eva Reiter est présente, qui vient sur scène parler de Irrlicht (« Feux follets« ) pour neuf instruments et électronique. Étrange et un rien sophistiquée, la pièce met à l'œuvre un processus de métamorphose sonore. On passe des morphologies colorées et éruptives de l'ensemble amplifié à un camaïeu de bruit blanc, les musiciens délaissant peu à peu leur instrument pour souffler dans des tuyaux et autres pavillons acoustiques posés à leurs côtés. Plus sobre et très concentrée, Textile Nacht d'Isabel Mundry, une compositrice allemande trop peu jouée en France, instaure un rapport singulier entre le poème de Thomas Kling et la musique. Comme chez Helmut Lachenmann, les mots infiltrent l'écriture instrumentale et lui donnent ses nervures. Superbement chanté par Johanna Greulich, le poème passe également par la voix parlée des quatre instrumentistes. Hommage an den Klimperkasten de l'Allemande Hanna Eimermacher est une commande de la passée à la compositrice en 2011, avec pour contrainte de reprendre l'effectif instrumental de Kontrapunkte de Stockhausen. Minimaliste, la pièce invite à une écoute aigüe, jouant sur la fragilité de l'émission sonore dans un temps long où le piano percussif fait sourdre l'énergie. L'Israélienne est l'ainée des cinq. Grande pédagogue, elle est la première femme à être nommée à l'Université des arts de Vienne. Sa pièce ausculte les mouvements internes du son « comme s'ils étaient observés au microscope », nous dit la compositrice dans sa note d'intention. Radicale, l'écriture modèle une matière bruitée, à la marge de la saturation, dans un temps très discontinu et une certaine violence du geste. Plexus de l'Ukrainienne Anna Korsun nous ramène plus sûrement au titre du concert : « N'oublions pas le son de la lumière ». Tintement, bourdonnement, bruit de nature convoquant les appeaux et autres accessoires bruités, offrent un monde sonore luxuriant que l'écriture tente peu à peu de canaliser en un mouvement de spirale ascendante. Les musiciens tout-terrain de Contrechamps affrontent chacune des situations avec une belle énergie et autant de réactivité.

Les deux journées suivantes se passent à la Maison communale de Plainpalais, un espace ouvert adossé au Théâtre Pitoëff. C'est là qu'a lieu le concert annuel des élèves de composition de la Haute École de Genève, pilotés par leurs professeurs Michael Jarrell et . Trois pièces mixtes (instrument et électronique) de Matteo Gualandi, Xavier Palá i Nossas et Ariadna Alsina sont jouées par leurs camarades interprètes, au côté de la pièce acousmatique de la doyenne Beatriz Ferrera, Les larmes de l'inconnu, dont assure la projection sonore à la console.

Figures

Dans la grande salle cette fois, et en soirée, William Blank est à la tête du Lemanic Modern Ensemble, basé à Annemasse, dans un concert comptant trois pièces et autant d'imaginaires sonores. De la polono-suisse , présente dans le public, Vier Figuren fait référence à un groupe de femmes sculptées par Giacometti. La pièce, haute en couleurs et rehaussée d'une percussion véhémente, entretient une tension soutenue au sein d'un parcours labyrinthique. S'opposent de manière contrastée des impacts sonores énergétiques et une matière plus fluctuante faisant valoir la sensualité de ses contours. Le Lemanic Modern Ensemble bien sonnant dans la grande salle en exalte l'énergie et l'acuité de l'écriture. Les figures sont elles aussi ciselées et les couleurs vives dans La chambre claire de la japonaise Misato Mochizuki s'inspirant du livre éponyme de Roland Barthes qui traite de photographie. La musique fonctionne sur des ostinati autour desquels s'élabore un monde sonore fantasque, énigmatique autant que dépaysant. La musique de Mochizuki fait voyager l'imaginaire de l'auditeur jusqu'aux dernières résonances d'une boite à musique, symbolisant tout à la fois l'aspect poétique et mécanique qui fonde l'esthétique de la Japonaise.

C'est une quête obsessionnelle et passionnée que mène la compositrice finlandaise dans Graal théâtre (le titre provient de la nouvelle de ) qui convoque un violon solo (fougueuse Anna Göckel) et un grand ensemble. Précisons qu'il existe une version pour orchestre de Graal théâtre. L'œuvre est un long processus (trente minutes) de dévoilement du spectre sonore matérialisé par des arpèges réitérés sans relâche via une écriture violonistique virtuose, pensée pour son dédicataire Guidon Kremer. L'orchestre, qui ne démérite pas, joue le rôle de caisse de résonance des figures du violon, prolongeant ou déformant celles-ci dans un contexte aussi mouvant que foisonnant. L'abattage technique et sonore d'Anna Göckel, tout juste vingt-sept ans, est rien moins qu'impressionnant, l'écriture « sondant les profondeurs de l'âme du violon », selon les termes de la compositrice, dans une sensibilité microtonale réverbérée par l'écriture orchestrale. Saluons l'ensemble des interprètes et le geste engagé de William Blank dans cette « expérience » aussi physique que transcendante. On s'attendait, en bis, à un court mouvement de Bach pour apaiser les tensions, mais c'est le premier mouvement de la Sonate de Bartók dans lequel se lance la jeune violoniste, avec une égale énergie et une belle maîtrise de l'archet.

Le marathon du dimanche

Pour la troisième année, Archipel réactive le concept de « Salon de musique », une après-midi itinérante (celle du dimanche) alternant mini-concerts, interviews radiophoniques, rencontres avec les compositeurs et interprètes durant trois heures de déambulation non-stop. C'est d'abord l'occasion d'apprécier les deux installations inaugurées la veille : celle de la compositrice et artiste sonore grecque Marienthi Papalexandri-Alexandri associée à Pe lang, artiste suisse. Dans le hall principal, Speakings of membrane pour actionneur, métal nylon, haut-parleurs miniatures et colophane, donne à entendre ses « grillottements » d'insectes très fins. Non moins séduisante, Moving objects de Pe lang est une installation plastique pour actionneurs, cordes, papier, électronique et disposition mécanique… Autrement dit, une surface animée de papier de soie blanc émettant de fins craquements, comme celle de la glace des lacs nordiques qui se rompt sous le soleil du printemps.

Côté musique, les œuvres de dix compositrices sont entendues sous le geste de trois interprètes : la flûtiste à bec Suzanne Frölich tout d'abord, qui joue des instruments rares comme l'Helder ténor dont l'Allemande Kathrin A. Denner met en valeur le son laryngé dans engrave V. Autre rareté sous les doigts de l'interprète, l'étonnante flûte à bec Paetzold contrebasse à laquelle la Suédoise Malin Bȧng associe l'électronique dans Split Rudder. En alternance, c'est l'excellent UmeDuo, violoncelle et percussions (les sœurs Öhman, d'origine suédoise) qui interprètent, entre autres musiques, les pièces de la Chinoise Tian Leilei ou encore de Farangis Nurulla-Khoja, compositrice du Tadjikistan.

Cori

Très attendu, le concert du soir affiche la création mondiale de Paradiso, la nouvelle œuvre d'Édith Canat de Chizy pour douze voix et deux accordéons microtonals, ceux du duo Xamp, Fanny Vicens et .
C'est avec les accordéons chromatiques que le duo débute la soirée, dans une transcription d'un prélude d' () et l'accompagnement d'un air de (Fanny Vicens) que chante Magali Perrot Dumora. Marc Texier, dans sa présentation toujours très argumentée, nous rappelle que 2019 est l'année du 400e anniversaire de (née en 1619), femme libre et compositrice prolifique qu'il tenait à faire figurer dans cette édition au côté d' (1665-1729). Enfant prodige, cette dernière fut soutenue toute sa vie par Louis XIV et produisit en 1694 le premier opéra composé par une femme.

Trois autres compositrices d'aujourd'hui tiennent l'affiche dans un programme mettant en lien la voix et la poésie. La trompette bouchée vient subtilement hybrider la texture vocale du chœur dans Eure Augen d'Isabelle Mundry. De Nuit (2004), les deux chants de la doyenne , sur des textes de Victor Hugo, laissent apprécier la conduite libre et expressive de la ligne vocale a cappella (Caroline Gesret) dont le profil escarpé et les détours ornementaux ne laissent d'évoquer l'arabesque boulézienne. Dans Bruyères à l'automne (2014) sur un texte de Florence Delay pour douze voix a cappella (celles du chœur Spirito très en verve), fait alterner le parler et le chanter d'une manière aussi théâtrale que facétieuse. Le duo Xamp a changé d'accordéons dans Vega, la pièce d'orgue d'Édith Canat de Chizy. Ils ont eux-mêmes réalisé la transcription pour leurs deux instruments microtonals qui, mieux encore que les tuyaux d'orgue, restituent l'aura scintillante de l'étoile.

Après Visio (2017) sur les poèmes de la sainte Hildegard von Bingen, Édith Canat de Chizy invoque Dante Alighieri dans Paradiso. Le texte, louvoyant entre l'italien et la traduction française, emprunte à la troisième partie de La Divine comédie où le poète franchit les neuf sphères avant d'atteindre le dixième ciel dit Empyrée, là où il s'éteint complètement en Dieu. L'œuvre convoque les douze voix du chœur Spirito et les deux accordéons microtonals de Xamp dont les sonorités évoquent plus d'une fois celles de l'électronique de Visio. C'est le mouvement ascensionnel qui concentre l'intérêt de la compositrice et le traitement de la voix où le parler et le chanter se relaient en une trajectoire aussi fluide qu'organique. Les registres du chœur sont associés aux textures microtonales des accordéons, dans les graves abyssaux (« L'ombre de la terre ») comme pour la lumière du dixième ciel où le sifflement des chanteurs se fond au registre suraigu des deux instruments. Sous le geste habité de galvanisant ses interprètes, un vent de ferveur souffle sur la partition en création.

Le festival se poursuit jusqu'au 7 avril, avec d'autres compositrices mais aussi artistes sonores, performeuses, DJ et vocalistes qui viendront sur scène défendre leur création.

Crédits photographiques : ; Anna Göckel ; Moving Objects de Pe lang ; Chœur Spirito et duo Xamp : © Festival Archipel

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