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Hommage de Marston Records à Sidney Foster

Le label Marston Records publie un coffret regroupant plus de neuf heures d'enregistrements inédits de Sidney Foster, effectués lors de ses apparitions publiques. Un maître dont la célébrité, par des méandres inexplicables de la vie, n'a jamais été à la hauteur de son talent et de sa musicalité.

Bien que Sidney Foster (1917-1977) doive être considéré comme l'un des plus accomplis pianistes américains de son temps, il fut, tout au long de son existence, et de manière inexplicable, ignoré par l'industrie du disque, en ne laissant qu'un couple de concertos de Mozart, gravés avec l' sous la baguette de Helmuth Froschauer, et une douzaine de sonatines de , réalisations toutes deux parues originellement chez Musical Heritage Society. En 1938, il remporte le Concours MacDowell et, en 1940, la première édition du prestigieux Concours Leventritt. Ce dernier prix lui permet de faire ses débuts avec le Symphony Orchestra en 1941, événement dans le cadre duquel il interprète, en public, le Concerto en ut mineur op. 37 de Beethoven sous la direction de , en présentant sa propre cadence dans le premier mouvement de l'œuvre (cette prestation est incluse dans ce coffret). C'est à partir de ce moment qu'il entame une carrière comprenant des récitals réguliers au Carnegie Hall, ainsi que des représentations avec le , le Chicago Symphony, le Boston Symphony, le Houston Symphony, le Cincinnati Symphony, le Minneapolis Symphony, le Dallas Symphony et des dizaines d'autres ensembles. Au début des années 1960, il se produit en Grande-Bretagne, en Hollande, en Allemagne, en Israël, au Japon et en Union soviétique où il donne vingt-deux concerts en trente jours, en jouant quatre concertos et en proposant trois programmes de récital différents à Moscou, Léningrad, Minsk, Tbilissi, Erevan, Rostov-sur-le-Don et Kichinev. De 1952 jusqu'à son décès, il est professeur titulaire à l'Université d'Indiana.

Le répertoire de Sidney Foster s'étend du baroque au contemporain, et est suffisamment riche pour remplir, pratiquement de bout en bout, les sept disques de cette parution sans qu'aucune des compositions qu'on trouve ici n'apparaisse plus d'une fois. Par certains aspects, le style de l'artiste ressemble, pour ainsi dire, à celui de qui était, à notre avis, le plus éminent pianiste qui ait jamais enregistré dans l'histoire de la phonographie. Notamment parce que leur jeu est un mélange habile d'élément intellectuel et de naturel ; d'une part, cohérent et mesuré (mais pas retenu), il est, d'autre part, marqué au sceau de la spontanéité et d'une expressivité étincelante, tout autant que d'une imagination sonore fertile. Ils électrisent également, dans des passages soumis à un tempo rapide, par la précision de l'articulation et la capacité de varier les nuances, parfois sensiblement, lors du passage d'une note à l'autre. Dans leurs prestations, ils demeurent intellectuels et créatifs, et n'ont pas peur de prendre de risque pour un effet final plus attrayant, sans toutefois négliger, au sein de cette virtuosité époustouflante, le côté mélodieux et harmonieux des pages qu'ils abordent. Ceci est donc au service de ces partitions, avant tout, et de la musique même que leur approche se voit soumise, bien que d'aucuns critiques soient prêts à reprocher à Foster un rubato excessif, une palette de couleurs trop limitée et le caractère exagérément extraverti et tapageur de ses « prouesses » scéniques.

Pour le présent coffret, la toute première œuvre, le Concerto pour piano n° 1 en si bémol mineur op. 23 de , nous révèle déjà cette beauté rayonnante et subtilité du toucher. Écoutez comment les octaves chantent et brillent au début du premier mouvement, et comment la douceur apollinienne des moments lyriques s'entremêle avec la vivacité dionysiaque et le dramatisme intense des climax. Et si cette prestation est noyée dans l'entente cordiale du dialogue entre le soliste et l'orchestre, elle se voit aussi obscurcie par une poignée de fausses notes, un aspect qui différencie le jeu de Sidney Foster d'une cinquantaine d'années (gravure du 15 janvier 1966) de celui de au même âge, celui-ci ayant été un perfectionniste hors du commun. Ce soin de l'excellence technique est, en revanche, perceptible chez le jeune Foster, dans l'exécution (évoquée ci-dessus) du Concerto en ut mineur de Beethoven, captée en 1941, et demeurant le seul document sonore dont on dispose du pianiste pour ce qui est des années 1940. En ce qui concerne les autres concertos de cette parution, n'oublions pas de mentionner celui en mi majeur de Bartók, dont la lecture, captée en avril 1965, combine la gracilité avec un lyrisme quelque peu rugueux, mais également met en évidence l'opposition entre les couleurs diversifiées – tantôt sombres (et mordantes), tantôt pastel – d'un accompagnement orchestral imparfait et la sonorité d'un piano au timbre légèrement nasal.

Pour les interprétations de la musique pour piano seul proposées par Sidney Foster, dont la plupart ne devraient pas échapper à notre attention, mettons en avant celles qui, au sein de toute cette opulence, nous semblent les plus séduisantes.

En premier lieu, évoquons la gravure du récital qu'il donna le 3 mai 1954 à Bloomington, et qui nous est restitué dans son intégrité. Spontanéité et élan fiévreux distinguent ces prestations, par le jeu flamboyant du soliste. La Fantaisie op. 28 de Mendelssohn, la Sonate op. 35 de Chopin et, particulièrement, la Tarentelle de Liszt sont d'une virtuosité à couper le souffle et d'une intensité volcanique. Pareillement pour le Carnaval de Schumann qui, cependant, se voit pénétré d'emphase et de sensualité, tout comme d'une sorte d'enchevêtrement davantage dû au tempérament musical de feu du musicien qu'à un effet recherché. La Tarentelle de Liszt, chauffée à blanc par une dextérité digitale hors pair, s'imprègne, en dépit d'un certain nombre de touches ratées, de rage et de fougue difficiles à trouver dans les autres exécutions existantes de cette œuvre.

En second lieu, parlons de son Chopin, qui est vif, chantant, profondément articulé et éblouissant de clarté, mais aussi, par instants, léger comme une plume, tout en constituant un alliage exquis de lyrisme et d'impétuosité. Avec Foster, c'est également un Chopin susceptible de s'emporter par la colère, par exemple dans les climax de la Fantaisie en fa mineur qui, selon le dire de l'un des commensaux estivaux à Nohant, reflètent les querelles entre le compositeur lui-même et . Puis, un Chopin authentique et ayant l'air marqué par les tourments de sa vie. Foster est surprenant de créativité, enfin, avec des menues modifications introduites dans l'Étude en ut dièse mineur op. 10 n° 4 et l'Étude en fa majeur op. 10 n° 8. Pour la première, dans la reprise du thème initial, Foster change de rythme par l'usage de quatre croches au lieu du même nombre de doubles-croches figurant dans la partition, en commençant à les exécuter plus tôt qu'indiqué dans la mesure afin de finir le procédé à juste temps, ce qui brise en quelque sorte la conception en miroir présente de cette page (ces doubles-croches apparaissent dans la main droite, trois octaves plus haut, au début de l'œuvre). Il nous fait ainsi percevoir un excitant dialogue, ou plutôt une « bataille », entre les deux mains, et notamment un effet polyphonique remarquable. Pour l'Étude en fa majeur op. 10 n° 8, il renonce à jouer, tout au long de la composition, un total de huit notes dans la basse dans le but de les remplacer par des octaves ajoutées de façon qu'elles précèdent, en intervalles de seconde, d'autres octaves déjà existantes. En outre, il dissocie trois accords en les proposant sous forme d'arpèges, et il accroît un arpège de Chopin par l'adjonction d'une note. Pour la Sonate op. 58, enregistrée le 1er juillet 1969, la lecture qu'il donne se veut, cette fois-ci, épurée d'altérations personnelles plus ou moins contestables de sa part. Traversée d'un ton épique et d'une palette expressive riche mais équilibrée, elle est en même temps véhémente et enflammée. Dans cette optique, et en tenant compte des commentaires ci-dessus au sujet des interprétations de Chopin, celle-ci se présente comme un délicieux exemple de la mise en œuvre du testament spirituel de l'auteur des Préludes op. 28, dont les réalisations musicales font appel et découlent proprement de l'improvisation et des émotions, et ce, malgré son obsession de la perfection de la forme.

En troisième lieu, pensons aux Brahms de Sidney Foster qui, dans les Ballades, crée des paysages sonores baignés d'ambiances crépusculaires et, parfois même, d'une sobriété mélancolique, voire d'une atmosphère gelée. Pour ce qui est de la Sonate en fa mineur, nous sommes confrontés à une prestation vibrante et d'une tenue favorisant des contrastes de nuances et de tempo sans perdre la cohérence du propos.

En ce qui concerne les autres points forts de ce coffret, parlons de l'exécution de la Sonate op. 36 de , d'une pulsation fervente quasi continue, tout autant qu'empreinte d'une délicatesse attentive aux raffinements de la partition, et éveillant des échos de la haute tradition du chant de l'Église orthodoxe. En plus, nous trouverons ici la rarissime Sonate en sol majeur de , page élaborée en 1947 pour Sidney Foster, reliant la structure classique à l'expression romantique, jouée avec brio et enthousiasme, d'une manière qui met en évidence aussi bien l'intelligence musicale du soliste que son don de transmettre des émotions couvant dans les profondeurs mêmes des œuvres qu'il aborde. Et si ses Mozart sont candides et harmonieux, encore qu'un brin « piquants » pour le finale de la Sonate en sol majeur K. 283, et le dernier mouvement de la Sonate en ut majeur op. 53 de Beethoven se distingue par l'élégance et un toucher perlé, la Sonate de Liszt s'avère à la fois vive, bien articulée et analytique.

Pour les formes musicales moins volumineuses, mentionnons d'abord l'exécution du Prélude et fugue en la mineur BWV 543 de Bach transcrit par Liszt, gravée le 27 avril 1952, qui est tendue et qui témoigne principalement de l'humanité et de la sincérité de cet instrumentiste sensible aux subtilités de couleurs, de mouvement et de rythme. N'oublions pas non plus d'évoquer l'interprétation du Prélude, choral et fugue FWV 21 de , dégraissée par la limpidité des plans et l'agilité de l'articulation, poétique, de même que, pour la fugue, donnée avec verve. La lecture des deux Préludes de Debussy prouve, à son tour, le soin apporté par le pianiste dans la recherche des nuances, ténébreuses plutôt que lumineuses. Last but not least, signalons l'admirable exécution de la Cracovienne fantastique en si majeur op. 14 n° 6 de Paderewski, dépourvue de douceur et sentimentalité, radieuse, menée par un rythme sautillant et dûment ponctué d'accents typiques de cette danse.

Voici une invitation à un fascinant voyage nous faisant découvrir de rares trésors musicaux dans la meilleure qualité des reports possible, une parution recommandable pour les fans du piano.

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